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Billet de blog 9 septembre 2018

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Disparition de Micheline Rozan, impériale femme de l’ombre

Quand Peter Brook dit « nous » pour raconter la création du CIRT (Centre international de recherches théâtrales) et son installation miraculeuse au théâtre des Bouffes du Nord, ce n’est pas un nous de majesté. Il désigne celle qui fut à ses côtés depuis le début, Micheline Rozan. Une grande dame qui vient de disparaître.

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Illustration 1
Micheline Rozan, ces dernières années © Valérie Zibi

Il y a quelques années, dans une élégante discrétion, Micheline Rozan avait quitté l’aventure des Bouffes du Nord au moment où Peter Brook s’en éloignait, ce dernier restant dans les murs mais laissant à d’autres le soin de mener le navire. Il n’y eut pas de fête officielle, pas de communiqué. Micheline Rozan était partie une première fois en 1997 lorsque Peter Brook avait confié les clefs à Stéphane Lissner. Lorsque ce dernier fut nommé à la Scala de Milan, Peter Brook rappela Micheline Rozan. Elle revint. Comme à son habitude, œuvrant dans l’ombre, avec une redoutable efficacité. Regard net, voix grave et mots comptés. La classe. La grande classe.

Après avoir travaillé aux côtés de Jean Vilar au TNP, menant une politique de relations publiques novatrice, Micheline Rozan avait rejoint l’agence artistique Cimua. La voici auprès d’Albert Camus et de Jeanne Moreau, entre autres. Un jour, elle va à Londres voir Vu du pont d’Arthur Miller, une pièce mise en scène par un inconnu, Peter Brook. La suite est connue.

Il y a vingt et un ans, lors de l’arrivée de Lissner et donc de son premier départ des Bouffes du Nord, Mathilde La Bardonnie – on travaillait côte à côte au service « théâtre » de Libération – avait écrit un magnifique portrait de Micheline Rozan. Les deux femmes s’appréciaient mutuellement. A quoi bon paraphraser Mathilde ? Autant la citer (avec son accord) :

« Il devrait exister un féminin au mot "mentor", mais celui-ci sonnerait comme "doctoresse" (bien vilain) et, de toute manière, Rozan a su être infiniment davantage et mieux qu’un mentor, ou même qu’une administratrice, au gré des saisons où elle a fait tourner la maison (en accueillant aussi d’autres artistes), au fil des quatorze spectacles inventés par Brook aux Bouffes puis réinventés en tournées littéralement mondiales, productions devenues toutes plus ou moins légendaires : du Timon d'Athènes initial au récent et très zen Qui est là en passant par les Iks, la Tragédie de Carmen, le Mahabharata, Impressions de Pelléas ou encore L'Homme qui, pénultième "recherche" axée sur les dysfonctionnements du cerveau humain, nourrie d’un travail avec des neurologues de la Salpêtrière. De ce spectacle off limits, Brook et sa co-scénariste Marie-Hélène Estienne sont en train de faire un film avant d’en proposer une version scénique revisitée.

C’est sur cette reprise, et non sans avoir de nouveau programmé un récital de la chanteuse Catherine Ribeiro, que Rozan délaissera officiellement les lieux imprégnés de sa personnalité hors pair de créatrice de conditions matérielles et psychologiques optimales, son truc étant, depuis toujours, de libérer les artistes des pesanteurs du quotidien et du sempiternel souci qualifié de "nerf de la guerre".

Illustration 2
mot de Camus © dr

Albert Camus, dont Rozan fut l’agent, lui écrivit un jour une dédicace ornée d’un petit soleil : "A Micheline Rozan qui ne fait pas de discours mais qui aide à vivre" et tel autre mot de gratitude affectueuse en 1959, lors de la création des Possédés au Théâtre Antoine qui lui devait d’exister : "Soyez sûre que je le sais et que je ne l’oublierai pas", ajoutait l’écrivain qui allait mourir en 1960. Durant cette période de 1957 à 1962, ­ après avoir quitté, au bout de cinq ans d’apprentissage intense, le TNP de Jean Vilar où elle était chargée du secrétariat général et des relations publiques­, au tournant des années 60 donc, Rozan représenta, via une société affiliée à la mythique agence américaine MCA, des auteurs et metteurs en scène tels qu’Arthur Miller, Jean-Paul Sartre, Tennessee Williams, Peter Brook, qui présentait Vu du pont et à qui Rozan confia Moderato Cantabile de Marguerite Duras pour qu’il en fît un film. Dans son écurie figuraient Jean-Paul Belmondo, plus Maria Casarès et Jeanne Moreau, qu’elle avait côtoyées, tutoyées et protégées chez Vilar. Avec Casarès et Brasseur, elle produisit, en 1962, Cher Menteur adapté par Jean Cocteau.

Puis Rozan se mit à son compte en invitant un Maurice Béjart à monter La Reine verte, en dorlotant Edwige Feuillère et Orson Welles, en découvrant Jean-Claude Carrière à qui elle fit rencontrer Luis Buñuel et dont elle finança la première pièce (avec Delphine Seyrig, une amie à elle). La liste des gros calibres managés de près ou de loin par Rozan est impressionnante et la faconde avec laquelle elle évoque, par exemple, les six années où, jusqu’en 1968, elle assista Jeanne Moreau ­ en sa période Truffaut, Buñuel, Demy, Welles­, cet égrenage non complaisant d’anecdotes et d’imparables jugements vaut son pesant d’or.

Rozan n’a pas le défaut de mâcher ses mots : le personnage est d’ailleurs redouté pour son exigence confinant à la sévérité. Brook commença par la trouver dure, très dure, mais d’une telle lucidité qu’il s’en remit à elle. Et que leur tandem complémentaire cesse de fonctionner en tant que tel semble le laisser un brin pantois : "La moindre crise et elle intervient", écrivait-il dans une autobiographie. Se retournant sur sa trajectoire entamée en 1947 avec la création du Bureau parisien d’information et d’accueil pour les étudiants étrangers, où elle se fit l’organisatrice attentive de rencontres culturelles avec conférenciers et artistes de premier plan, elle dit aujourd’hui : "Je préfère quitter le théâtre avant qu’il ne me quitte", et ajoute qu’elle espère ne s’être jamais prise au sérieux. »

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