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Billet de blog 5 janvier 2022

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Lettre ouverte au Président (à propos de votre cynisme et de notre lucidité)

Ça commencerait par quelque chose comme « Cher président » et se finirait par un appel à l'éveil des consciences. Entre les deux, une mise en perspective de deux réalités : celle qu'on nous raconte et celle qu'on vit.

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[Texte écrit suite à l'interview de M Macron dans laquelle il affirmait vouloir "emmerder" une part de nos concitoyens]

Mais laissons tomber la formule de politesse introductive et rentrons immédiatement dans la chair.

Le monde médiatique et politique s'excite autour de votre grossièreté et votre formule choc que je ne reprendrai pas ici non par un amour immodéré des bonnes manières mais plutôt parce que cette formule cache bien pire qu'une que ce qu'elle veut bien nous faire croire. Ce que vous avez dit, nous le savions depuis longtemps. Pour certains depuis la loi de 2015 portant votre nom qui s'inscrivait dans une longue tradition de destruction des droits des travailleurs et d'inconscience écologique. Cette tradition que vous n'avez jamais renié depuis et les conséquences qui en découlent en matière de précarisation heurtent non seulement l'amour propre des travailleurs mais aussi leurs corps. 

D'ailleurs ce que je trouve dommageable, c'est que vos paroles suscitent beaucoup plus d'indignation que vos actes. Un "des gens qui ne sont rien" ou un "pognon de dingue" excitent les éditorialistes médiatiques bien plus qu'une réforme d'assurance chômage ou une diminution des APL. Pour ma part je serais même tenté de saluer vos "petites phrases" comme celles d'hier car elles représentent de rares moments d'honnêteté dans un quinquennat de manipulations de toutes sortes, notamment langagières. 

En effet, il y a bien plus de vérité dans une de ces sorties que dans les innombrables appels à la responsabilité, aux valeurs républicaines, à la solidarité ou que sais-je encore, tant les expressions corrompues par votre idéologie néolibérale pullulent depuis un certain nombre d'années. 

Observons donc votre politique sanitaire que vous avez si bien résumée hier. 

Dès l'été dernier vous aviez décidé de ne pas rendre la vaccination obligatoire préférant "inciter" les gens à se vacciner en les privant de certains droits. Ce merveilleux coup vous permettait de vous défausser de toute responsabilité en cas de hausse des contaminations. En ce mois de janvier vous rejouez le même coup en plus fort alors que plus 90% de la population adulte est vaccinée. Je dois avouer que vous jouez merveilleusement bien vos coups. Ceux-ci sont à double face, comme souvent chez les bons manipulateurs.

Tout d'abord, être occupé à cracher sa haine sur moins de dix pour cent de la population est bien pratique pour ne pas s'attarder sur ce qui se passe à côté. 

Depuis le début de votre quinquennat l'Assemblée Nationale s'est transformée en une simple chambre de validation. Ayant à votre disposition une armée de godillots, ceux-ci ne comprennent même plus qu'il faille écouter ceux qui ne sont pas d'accord avec vous. Ainsi, votre premier ministre est même venu gronder les députés de l'opposition en les accusant de "tirer le frein à main" alors que "le virus galope". Les députés qui, rappelons-le, ne réclamaient rien d'autre qu'une possibilité de débattre sereinement. 

Or, si nous analysons bien la situation nous nous rendons bien compte que le virus qui galope n'est en rien la chose que vous essayez de stopper. Votre premier ministre peut bien jouer la carte de la culpabilisation des députés sur le dos des soignants et de leur mal être mais certains faits sont têtus.

Se poser en défenseur de soignants en ouvrant grand les portes du virus dans les écoles est quelque peu incohérent. Vu la situation réelle, plutôt que de parler de portes ouvertes, on pourrait utiliser l'image de portes dégondées puis brûlées à la déchetterie la plus proche (au cas où quelqu'un risquerait de les refermer par mégarde) et de panneaux indicateurs installés pour guider le virus vers de nouveaux poumons disponibles.

Nous nous retrouvons dans une situation où le protocole appliqué dans les écoles au début du mois d'octobre était beaucoup plus strict que celui d'aujourd'hui alors qu'entre les deux périodes le nombre de contaminations a été multiplié par 38 ! Arrêter de fermer les classes et se féliciter de la baisse du nombre de classes fermées n'égale en taux de gorafisme que la logique d'Aurore Bergé selon laquelle moins il y a de lits dans les hôpitaux moins il y aura de malades intubés ce qui est l'objectif poursuivi par le gouvernement. M le président, je dois avouer que la capacité de vos collaborateurs à innover en matière de raisonnement tautologique jusqu'à l'absurde est digne des grands maîtres du non-sens britannique. Douglas Adams avait imaginé des créatures tellement idiotes que lorsqu'on fermait les yeux pour ne plus les voir, elles s'imaginaient incapables de nous voir également. Même si je peux apprécier cette littérature je trouve dommageable qu'on essaie de nous faire vivre de telles dystopies. 

Ainsi M. Blanquer se félicite alors qu'en deux ans il n'a fourni ni capteurs de CO2, ni purificateurs d'air, ni masques décents et utilisables ((et en même temps il fait des économies qu'il rend à Bercy). Fin novembre il luttait contre le virus qui galope en suspendant la fermeture de classes dès le premier cas en portant le seuil de cette mesure à trois cas hebdomadaires. Le virus galope plus vite ? Il supprime simplement ce seuil là aussi. Plus de fermetures du tout. Circulez les enfants, parents, personnels, virus. 

Certains députés ont cru bon de proposer dans cette lutte contre le virus qui galope un amendement visant à favoriser l'installation des purificateurs d'air. Rejeté. C'est donc à se demander contre quoi luttez-vous.

Le virus qui galope n'est donc qu'une contingence qui vous permet de créer un bouc émissaire qui endossera l'entière responsabilité de votre impéritie sanitaire mais surtout de votre sens des priorités qui restera un grand non-dit de votre mandat ainsi que, soyons honnêtes, celui des précédents. 

Car cette souffrance des soignants qu'on instrumentalise actuellement ne date pas de 2020. Rappelons qu'ils manifestaient déjà avant la pandémie en dénonçant l'asphyxie et la destruction de l'hôpital public (la précision est essentielle). Les fermetures de lits, les salaires insuffisants pour attirer des candidats vers ces métiers d'intérêt commun, tout cela est inscrit dans l'ADN du néolibéralisme dont une des conséquences emblématiques est la tarification à l'acte faisant des hôpitaux des entreprises comme les autres. Il faudrait oser regarder les conséquences de cette logique mortifère en face. Il faudrait oser en voir les conséquences qui étaient déjà là et déjà aussi inhumaines avant 2020. Vous vous rendriez compte que la seule chose qui tue l'hôpital public est la politique de nos différents gouvernements tous acquis à la cause libérale. Ce n'était pas faute de signaux d'alarme tirés par les soignants! Sauf qu'à l'époque il était de bon ton de les dénigrer et humilier en évoquant la "pleurniche hospitalière permanente" (ah, le bon vieux temps, n'est-ce pas M. Calvi?

Votre coup comporte également un arrière-plan philosophique et même anthropologique néfaste. Lorsque vous affirmez que les "irresponsables" ne seraient pas tout à fait des "citoyens", vous vous appuyez sur un dogme néolibéral selon lequel il n'y aurait pas de société mais uniquement des individus. Profiter de la crise sanitaire et de l'urgence pour inscrire dans la loi la possibilité de priver une partie de la population de certains droits uniquement parce que ceux-ci auraient fait de mauvais choix personnels est un précédent de taille. Le procédé était attendu depuis que Naomi Klein l'a décrit dans le détail dans son célèbre ouvrage "La stratégie du choc". Mais malgré cela on ne peut qu'être fasciné par sa mise en place. 

Que ce soit bien clair, je ne suis pas en train de juger bonnes ou mauvaises des décisions individuelles concernant la vaccination mais le procédé que vous utilisez pour saper un peu plus les communs de notre société. Vous êtes en train de nous faire basculer dans une société où nous aurions l'illusion d'être libres de faire des choix mais que certains choix seraient bons et d'autres mauvais. Ainsi chacun ne pourra s'en prendre qu'a lui-même en cas de situation difficile. Le mythe méritocratique et les quelques transfuges de classe que vous mettez en lumière sont des preuves que tous les pauvres le sont car pas assez méritants. La solidarité étant transformée en charité, elle se mérite aussi par un comportement docile acceptant cet état de fait. 

Le corps social pourrait rapidement être complètement disloqué, ce qui est tout de même le rêve des néolibéraux, dont vous êtes un beau prototype, depuis fort longtemps. Il ne s'agit donc pas d'être pour ou contre le vaccin mais de tout faire pour maintenir des règles communes. Ce qui est en jeu donc est la survie même de la sécurité sociale et celle de notre société en général. 

C'est quelque part le "mérite" individuel qui est introduit là où il ne devrait y avoir que rationalité scientifique. Tout comme dans d'autres domaines où on combat la sociologie : chacun sera responsable de sa propre situation. Le chômeur portera seul son fardeau et ne s'en prendra qu'à son incompétence ou son caractère déviant. Le lycéen dont les parents ne pourront débourser les frais de scolarité se contentera de son sort et s'en prendra à ses derniers. Le fumeur n'avait qu'à jeter son paquet de clopes tant qu'il était temps. Aucun déterminisme social ne sera admis dans les discussions et donc aucune compensation, béquille ou solidarité ne sera exercée. Exit la société. Des individus on vous dit. 

De plus (et c'est peut être le plus important) : les profits seront gigantesques. Mais pas pour tous. 

Car votre vision de l'anthropologie est celle de l'homo œconomicus. Et celle-ci nous empêche clairement de lutter contre ce virus qui galope. 

Vous et vos semblables nous imposez cette fable forgée par le capital selon laquelle rien de bon ne peut émerger sans un rapport de concurrence instauré par l'économie de marché. Selon laquelle les gens ne feraient rien si leur survie matérielle n'était pas en jeu. C'est de cela que découlent tous ces mythes de chômeurs oisifs profitant du système, de fonctionnaires fainéants, de migrants prenant des risques insensés pour venir jouir de notre système social. Il suffirait de supprimer ce que vous nommez leurs "avantages" pour que ces bons à rien se mettent enfin à travailler. 

C'est du haut de ce dogme-là aussi qu'on nous explique que les brevets sur les vaccins ne peuvent être levés. Selon les lobbys pharmaceutiques suspendre les brevets réduirait les investissements futurs et compliquerait ainsi la découverte de nouveaux vaccins. Ceci est vrai uniquement si nous restons cantonnés à la logique capitaliste selon laquelle le monde ne peut être mû que par l'odeur des profits. La question qu'on pourrait se poser est : ce sont  les profits de qui ? Et aussi quelles sont les conséquences réelles de ce postulat? 

Dans le cas des vaccins cette lutte pour la sauvegarde des profits non seulement tue des populations lointaines, mais nous empêche tous de sortir de cette crise par l'apparition de nouveaux variants. Car le partage du vaccin avec l'humanité en dehors de la logique du profit n'affaiblit pas sa valeur réelle. C'est même le contraire qui se passe. Si on considère que la fonction du vaccin est de lutter contre la pandémie, sa puissance d’action serait optimale en cas de partage maximisé puisque cela empêcherait ou tout de moins freinerait l’apparition de nouveaux variants et permettrait d’éradiquer le virus plus rapidement. Or ce qui se passe aujourd’hui l’affaiblit, réduit sa capacité d’action en laissant croitre la probabilité d’apparition de nouveaux variants lesquels deviennent avec le temps plus résistants au vaccin et diminuent ainsi sa valeur réelle nécessitant un nouveau vaccin qui sera produit et distribué selon la même logique. Cercle vicieux duquel on ne pourra sortir tant que la valeur d’une chose ne se mesurera qu’en quantité d’argent qu’elle peut rapporter ou en d’autres mots tant qu’on continuera de juger la valeur d’échange supérieure à toute autre forme de valeur.

C'est la même logique qu'on aperçoit donc dans le fait que rien n'est fait pour stopper la transformation de notre planète en chose détraquée tout simplement car les profits des capitalistes sont plus puissants que l'intérêt général lui-même. Or, si les vaccins existent ce n'est aucunement parce que nous sommes des êtres situés dans une société capitaliste et mus par l'appât du gain. Ce serait réduire l'Homme à bien peu de choses et confondre l'anthropologie avec une contingence historique. En effet, si les vaccins existent c'est plus simplement parce que l'esprit humain est capable de les produire. 

Prétendre que l'Homme serait capable de produire des choses d'un intérêt général extraordinaire et qu'en même temps il serait prêt à refuser de le faire et détruire des pans entiers de vie sur terre (si toutefois on ne lui accordait pas le droit en contrepartie d'amasser des fortunes considérables qui à leur tour lui permettraient de dominer la société tout entière) - c'est tout simplement décrire le fonctionnement du capitalisme. Et encore, c’est une description partielle car ce même homme capitaliste est également capable de mettre son savoir-faire dans la production de besoins artificiels qui vont à leur tour détruire la santé ou les conditions de vie du reste de l'humanité. 

Voilà quelle est votre vision de l'humanité. Face aux catastrophes présentes et futures vous ne faites que gesticuler. Vous êtes un habitué de création de commissions, de consultations citoyennes ou encore de grands débats qui n'aboutissent à rien qui n'aille dans votre sens.

Voilà donc comment, en feignant une lutte contre virus qui galope vous continuez le saccage de l'hôpital, vous ouvrez grand les écoles sans aucun investissement si ce n'est des masques en tissu inutilisables (masque avec lequel vous avez failli vous-même vous étouffer et que ni vous ni aucun de vos ministres ne portez plus depuis longtemps), vous vous refusez de demander la levée des brevets sur les vaccins. Vous (et vos prédécesseurs) nous enfermez depuis trop longtemps dans cette logique marchande qui nous conduit tous vers une vie qui n'est qu'une forme de mort lente.

Et voilà que vous désignez à la vindicte publique des gens qui n'ont enfreint aucune loi et que vous insinuez qu'ils ne seraient même plus des citoyens. Evidemment, cette manœuvre grossière n'est que la préparation de votre deuxième mandat. C'est l'élargissement de la fenêtre d'Overton par laquelle vous comptez passer pour détruire les rares choses qui restent en dehors des logiques du profit. Car nous le savons, la sécurité sociale est dans le viseur. Cette belle chose qui constitue un contre-exemple et prouve par son existence la possibilité d'une société autre. 

M. le Président, je sais que vous ne lirez pas cette lettre. D'ailleurs, elle ne vous est adressée que pour les besoins stylistiques d'une lettre ouverte. A travers elle je m'adresse surtout à mes concitoyens. Le problème n'est pas le mépris de M. Macron ou sa personnalité. Ce n'est qu'une stratégie cynique adoptée pour poursuivre la destruction de tout ce que nous avons en commun. Le véritable problème est qu'être citoyen aujourd'hui c'est se rendre une fois tous les 5 ans dans un isoloir, après avoir été abreuvés de propagande médiatique des mois et des mois durant. 

Jusqu'à quand allons-nous nous empêcher d'agir? 

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