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Depuis leur arrivée au pouvoir en août 2021, les taliban ont tenté d’instaurer une ségrégation entre les sexes et d’éviter que femmes et hommes ne se croisent à l’université ou dans les parcs. Les écoles étaient déjà non-mixtes, et les restaurants comportaient déjà des zones « familles » pour les femmes, familles et enfants, quand la salle principale était réservée aux hommes. Dans les universités, jusque-là mixtes, les manières de séparer garçons et filles varient d’un établissement à l’autre : certains ont opté pour des jours réservés aux étudiantes, comme à l’université de Kaboul, d’autres pour des horaires décalés, filles le matin et garçons l’après-midi. D’autres encore ont installé des rideaux divisant en deux les salles de classes. Dans les parcs publics également, la question s’est posée de comment empêcher que les deux sexes ne coïncident. Certains ont instauré des jours réservés aux femmes et aux enfants, d’autres ont installé des rideaux censés délimiter le « côté hommes » du « côté femmes ». Pourtant, il semble que ces solutions bancales ne satisfassent pas les nouveaux dirigeants du pays, qui ont décidé d’aller plus loin : depuis le mercredi 9 novembre, les femmes ont désormais interdiction d’accéder aux parcs, aux hammams et aux restaurants si elles ne sont pas accompagnées d’un « mahram », un homme de leur famille.

29 octobre. L’interdiction d’accès aux femmes n’a pas encore été annoncée et nous nous rendons au parc d’attraction Habibullah Zazai, dans le quartier d’Arzan Qeimat, dans l’Est de la capitale afghane. Le samedi est réservé aux femmes et aux enfants, et les quelques hommes venus accompagner leur famille sont sommés d’attendre à la sortie. Les visiteuses sont rares, rien à voir avec la période de la « République », comme on appelle désormais le régime précédent, qui voyait des familles entières passer la journée ou de longues soirées à déambuler entre les attractions, à manger des brochettes de viande et à boire du thé en achetant des glaces pour les enfants. Depuis le changement de régime, la crise économique a durement frappé les Afghans qui n’ont plus ni le cœur ni les moyens de passer du bon temps avec leur famille – sans compter tous ceux qui sont partis à l’étranger.
J’avais accompagné une famille d’amis dans ce parc un soir de juin de 2018. Les allées fourmillaient de monde, les enfants couraient et réclamaient de l’argent pour refaire un tour de grande roue, les parents les regardaient en souriant. Aujourd’hui, en 2022, tout a changé. Les restaurants et les terrasses sont vides, et les employés ne font tourner les manèges que pour quelques rares visiteurs. Les enfants qui nous accompagnent sont toujours aussi excités qu’avant par cette sortie si exceptionnelle, mais leurs mères – exceptionnellement, les pères sont restés à la maison – n’ont plus le cœur à profiter de la soirée qui s’annonce. Il faut compter les billets qu’il nous reste, et veiller à en garder assez pour le trajet du retour.
1er novembre. Situé dans le sud de la capitale, le Jardin de Babur (Bagh-e Babur) a été créé en 1528 par l’empereur Babur, fondateur de l’empire moghol. Né en 1483 dans la vallée de la Ferghana (actuel Ouzbékistan) et devenu maître du Nord de l’Inde, il était passionné de jardins et fasciné par la luxuriance de la nature en Afghanistan, pays qu’il avait conquis et où il avait souhaité être enterré. Il était tombé amoureux de la capitale afghane, qu’il vante dans ses mémoires, le Baburnama : « Le climat de Kaboul est délicieux, et il n’existe pas de pays au monde qui puisse lui être comparé sous ce rapport ». Il avait imaginé son jardin de Kaboul comme un petit paradis, un lieu consacré à la beauté et à l’émerveillement, organisé en terrasses.

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Le jardin, passablement détruit pendant les longues années de guerre civile, a été entièrement restauré au début des années 2000 avec l’aide de la fondation Agha Khan, qui a reconstruit le palais de la reine, construit dans les années 1880 par l’émir Abdur Rhaman Khan pour sa femme Bibi Halima, et le tombeau de Babur. Pendant des années, il a servi de décor à des réceptions officielles et a accueilli des visiteurs qui appréciaient son calme et sa beauté. Pour quelques centimes, on pouvait y louer un tapis ou les services d’un photographe professionnel chargé d’immortaliser une promenade au goût d’exception.
Ce matin de novembre, le jardin est désormais divisé en deux parties délimitées par une bâche verte : à droite, les femmes, et à gauche, les hommes. Les allées sont vides. Seuls quelques employés, qui s’empressent de souligner qu’ils étaient déjà là sous la République, continuent de raconter la longue tradition du jardin. Dans un musée ouvert spécialement pour nous, de grands panneaux racontent l’histoire du jardin et de sa rénovation. Un peu plus haut, sur une table recouverte d’une nappe blanche, sandwiches, thé et café attendent un visiteur qui ne viendra pas.

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A quelques minutes en minibus de là, un peu plus au sud, le parc de Tchehel Setun (« Quarante colonnes ») accueille uniquement des visiteuses – le mardi est réservé aux femmes. Comme au Bagh-e Babur, l’entrée est payante et une fois à l’intérieur, on sent un air de liberté. Il n’y a que des femmes autour de nous et on peut enfin retirer le masque qui nous couvre le nez et la bouche et est porté par de nombreuses femmes dans la capitale en lieu et place du niqab réglementaire qui ne laisse apparaître que les yeux à travers une fente. On desserre le foulard autour de notre tête et on se surprend à adopter une démarche plus nonchalante, pouvant enfin relâcher la pression. Ça et là, des femmes sont installées en petits groupes sur des couvertures et elles pique-niquent sous les pins, un thermos de thé à portée de main. Une cafétéria vide propose pour 20 afghanis (env. 25 centimes d’euros) des bolani, ces crêpes afghanes fourrées aux pommes-de-terre et aux oignons verts. On se prend à penser qu’il est agréable de se retrouver entre femmes dans ce lieu si calme, et d’oublier pour un temps d’être sans cesse en alerte.

6 novembre. Dans le centre-ville, j’hésite à traverser le parc de Shar-e Naw pour retrouver une amie qui m’attend de l’autre côté – ce n’est pas le jour des femmes et il n’y a que des hommes à l’intérieur. Les marchands de bolanis, dont les échoppes longent les grilles du parc, m’encouragent à entrer : « Allez-y, il n’y a pas de problème ! » A l’intérieur, je demande mon chemin à des hommes assis sur des bancs. Aucun ne semble se formaliser de ma présence.
Si la plupart des parcs de Kaboul sont désormais divisés en deux parties par une bâche verte, les visiteurs ne respectent pas toujours la ségrégation entre les sexes et il n’est pas rare de croiser un homme du côté des femmes, ou l’inverse. Dans le petit parc du quartier de Kheirkhana, dans le nord-ouest de la capitale, des jeunes filles élégantes se promènent par deux ou trois, un long manteau noir ou beige négligemment posé sur les épaules, leurs longs cheveux apparaissant sous un foulard noir. Des mères de familles ont soulevé l’avant de leur burqa pour mieux surveiller leurs enfants. A l’entrée, les instructions ne sont pas claires et nous traversons la zone réservée aux hommes pour parvenir au « côté femmes », que des hommes traversent également. Au retour, nous faisons le même itinéraire et nous nous arrêtons un instant pour admirer la lune qui se lève. Sur le toit d’un immeuble, quelqu’un agite un filet à papillons et tente de rattraper la nuée de pigeons apprivoisés qu’il a laissée sortir.
Un gardien s’approche : « vous ne pouvez pas rester là, vous êtes du côté des hommes ». Nous avons beau lui répondre qu’il y a également des hommes du côté des femmes, il ne veut rien entendre et nous intime l’ordre de quitter le parc.

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Début novembre, un décret a interdit que les femmes fréquentent parcs publics, restaurants et hammams si elles n’étaient pas accompagnées d’un parent masculin. Pourtant, hommes et femmes – même s’ils sont de la même famille – ne sont pas autorisés à se promener ensemble dans les parcs. Les femmes sont donc désormais exclues des rares lieux où elles avaient encore l’occasion de se retrouver entre elles, des seuls espaces publics qui quelques jours par semaine leur étaient réservés et où elles pouvaient rêver, pique-niquer et discuter sans crainte d’être importunées. Dans le reste de la ville, comme dans la plupart des villes du monde, elles ne font que passer rapidement, se rendant d’un lieu à un autre à travers des rues que les hommes ont, eux, le droit d’habiter.