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Billet de blog 8 août 2020

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«Chez moi la pensée ne se sépare pas de l'action» (entretien avec Bernard Stiegler)

Bernard Stiegler a accordé le 11 janvier 2013 un entretien à des professeurs de philosophie de Lille (Sébastien Hoët, Armel Mazeron, Julien Puissant) dans le cadre de la parution d'un numéro de revue qui ne vit jamais le jour. L'entretien a dormi depuis lors dans un tiroir électronique d'où nous l'exhumons en hommage à ce penseur de première importance.

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Où il est question de l'écriture, de la mémoire, de la technique, du numérique, de la bêtise, de Google, du pouvoir, de l'École... et de la philosophie conçue comme une pharmacologie.


Nous pourrions commencer, si vous le voulez bien, par définir ce que vous appelez les hypomnémata, sans lesquelles il est difficile de penser le numérique aujourd'hui, et qui ont par ailleurs une résonance politique plus large que le seul numérique.

Ce que j'appelle hypomnémata, ce que les Grecs avant moi appelaient ainsi, c'est, pour aller vite, les aide-mémoire – livres de compte, blocs-notes, ... Les hypomnémata sont à penser dans le contexte plus large de l'hypomnésis, la mémoire de rappel, que Platon opposait à l'anamnésis. Je soutiens pour ma part que le numérique est une forme particulière d'hypomnémata, qui s'inscrit dans un processus de grammatisation, dans ma terminologie propre, processus à l'intérieur duquel apparaît l'écriture au sens habituel, mais aussi d'autres types d'écriture non « langagières » comme l'écriture musicale, les gestes des ouvriers, les lignes de codes, etc. Le milieu symbolique est bien sûr profondément influencé par un tel processus. L'écriture est en effet la condition d'engendrement de la Cité. Aujourd'hui, l'écriture influe sur les modes de pensée, les relations interpersonnelles, la vie économique, la vie politique, et les processus qu'elle recouvre modifient en retour, on le sait maintenant, le cerveau. À cet égard, et à propos de ce que j'appelle le cerveau noétique – correspondant à l'âme noétique, délibérative, chez Aristote – et qui ne doit pas être confondu avec l'appareil psychique, nous savons aujourd'hui qu'une grande partie de ses fonctions délibératives peut être recodée par les hypomnémata, comme l'explique Maryanne Wolf au sujet du Reading Brain : le cerveau se « récrit » en apprenant à lire. On peut donc affirmer que les hypomnémata, l'écriture, l'écriture numérique en partie, ont des effets extrêmement importants sur le cerveau, sur les appareils psychiques, sur la vie noétique...
Dans La Technique et le temps, vous posez l'hypothèse d'une épimétheïa, un manque d'être originaire de l'homme, qui demanderait à être comblée par des prothèses, au premier chef celle de l'écriture. L'écriture numérique doit-elle être comprise dans cette « supplémentation » à un manque originaire ?

Votre question est complexe. Je suis d'accord avec ce que vous dites au premier abord, mais par ailleurs je ne souscris pas au point de vue déterministe qu'une réponse positive de ma part pourrait laisser entendre. J'ai plutôt un point de vue systémique sur la question. J'essaie de montrer depuis une dizaine d'années que l'évolution technologique de l'être humain est un processus complexe qui comprend toujours trois facteurs de causalité convergents/divergents : des facteurs psychosomatiques, des facteurs technologiques, des facteurs sociaux. Je ne crois pas qu'il y ait en l'occurrence un déterminisme technologique. En revanche, je crois qu'il y a des tendances. Une tendance n'est pas une détermination. Une tendance n'existe que dans sa négociation avec une contre-tendance. Je ne suis donc pas d'accord avec Jacques Ellul sur le fait qu'il y ait une progressive autonomisation des processus techniques. Il y a certes d'immenses processus systémiques qui peuvent s'imposer à nous, et de façon déterministe pour le coup, si nous ne parvenons pas à négocier avec eux, mais c'est parce que nous ne sommes pas capables de les penser. Je crois fondamentalement à la capacité de la pensée, pas la pensée du penseur qui pense l'Être dans son bureau comme Heidegger, non, chez moi la pensée ne se sépare pas de l'action.
C'est dans ce contexte que l'on peut comprendre ce que vous nommez pharmacologie : est-ce parce que la pensée doit être mise à l'épreuve, ne doit pas se distinguer de l'action, que la philosophie est selon vous une pharmacologie ?

Tout à fait. Il n'y a pas de détermination technique parce que, précisément, la technique est un pharmakon. Tant qu'elle demeure un pharmakon, elle est bipolarisée par des possibilités d'intensification de l'individuation comme dirait Deleuze – des possibilités d'augmentation de ma noéticité, de m'individuer, de contribuer à l'individuation des autres – et par d'autres possibilités, de désindividuation celles-là, parce que la condition de l'individuation c'est une extériorisation. Et cette extériorisation à son tour ne peut être réintériorisée sans reste. C'est ce que Derrida appelait : l'exappropriation.
... qui a à voir avec ce qu'il appelait par ailleurs le supplément ? Et ce reste, quel est-il au juste, est-il définitivement inassimilable ?

Chez moi, c'est beaucoup plus concret que chez Derrida. Le vivant humain, organiquement inachevé, n'est pas auto-suffisant, n'est pas stable. C'est la fameuse néoténie. Le vivant humain est par conséquent obligé de s'augmenter, et à chaque fois qu'il veut s'approprier les effets pervers de son augmentation, il s'augmente à nouveau, et il crée derechef de nouveaux effets pervers. Pour penser cet ajustement continuel, il faut selon moi articuler une théorie du désir inspirée de Freud et une théorie de l'individuation inspirée de Simondon.
Pour ce qui regarde les processus d'individuation, ils nous donnent, selon vous, une grille d'interprétation de la bêtise, comme vous la nommez dans États de choc notamment...

En effet. La bêtise est un processus de désindividuation, mais en retour il ne faut pas oublier, encore une fois, que la désindividuation est la condition de l'individuation. Pour m'individuer je dois me désindividuer. Vous faisiez tout à l'heure référence à ce que j'appelle l'épimétheïa. Eh bien, la figure de la bêtise par excellence, c'est pour moi Epiméthée. Epimêtheús, ça veut dire idiot, peu intelligent. Epiméthée est l'équivalent de Gribouille chez Lacan. Mais Epiméthée est idiot parce que stupéfait par la technique, stupéfait par sa propre bêtise, il incarne la bêtise d'avoir oublié de donner une qualité à l'homme – dans le mythe de Prométhée. Il incarne plus précisément la technicité en un sens automatique, mécanique, bête donc. Cependant, cette technicité ne peut à elle seule définir la technique, et par contraste elle doit nous rappeler que l'épimétheïa désigne aussi, en un sens second, le savoir de l'expérience. Si on garde cette ambivalence à l'esprit, on comprend qu'on ne peut échapper à la bêtise, car elle est la condition de possibilité de l'intelligence pour le dire vite. La bêtise est ce qu'il faut surmonter sans cesse parce qu'elle désindividue, c'est-à-dire qu'elle amoindrit ma capacité de m'individuer – capacité psychique d'individuation, capacité collective même.
Et c'est bien là le problème qu'affronte le philosophe : la bêtise n'est pas qu'individuelle ou personnelle, elle appartient à l'époque, elle peut la désigner.

La bêtise est interindividuelle. J'ai, en ce qui concerne la bêtise, un point de convergence avec Deleuze, outre sa reprise du fameux aphorisme de Nietzsche selon lequel la philosophie est ce qui doit « nuire à la bêtise » – excellente définition. Deleuze se réfère en l'occurrence à Simondon pour montrer que la bêtise définit un rapport au préindividuel, où le préindividuel me colle aux semelles en quelque sorte, où je n'arrive pas à l'individuer, alors que le préindividuel est ce que je dois individuer, en somme ce dont je dois me détacher.
La bêtise ne désigne donc pas un moment de déphasage de l'intelligence mais bien ce que l'intelligence doit nier pour s'affirmer ?


Je ne dirai pas : nier, mais adopter au contraire, pour renverser. Il n'y a pas de négation à produire ici, là encore je suis proche de Deleuze convoquant la logique stoïcienne, une quasi-causalité par exemple, une logique de l'accident : comment faire avec ce qui m'arrive par accident, bêtement, l'accident n'ayant pas de nécessité, étant donc bête par définition, contingent, ressortissant au fatum ? Comment passer du fatum à l'amor fati ? Comment j'adopte ce fatum, comment j'en fais ma nécessité, comment je l'individue, comment ce qui est venu me désindividuer doit maintenant faire partie du processus de mon individuation, ... voilà le problème. Prenons un peu de champ : comment, à partir d'une technologie qui me tombe dessus, au lieu de me lamenter, de prétendre résister, ce que nous ne pourrons jamais faire, comment donc vais-je réinventer autrement, comment vais-je m'individuer autrement, non pas en me soumettant à cette technologie, ou en m'adaptant à elle, mais en inventant avec cette technologie un nouvel agencement ?
Dans ce cadre pharmacologique, quelle est la place de l'écriture numérique ? Est-ce qu'elle participe de ce risque de la bêtise ou, dans l'ambivalence pharmacologique, est-elle un remède possible à la bêtise ?

Ce qui augmente la bêtise est aussi ce qui permet de lutter contre la bêtise, et ceci s'applique non seulement au numérique mais aussi à toute technique.
Le numérique a-t-il alors une spécificité dans le processus technologique ?

Le numérique est une technologie de l'intellect. Il permet d'automatiser des fonctions noétiques. Le numérique est une prothèse d'écriture, et il connaît un développement important parce qu'il est devenu partie intégrante des rétentions tertiaires – ce que nous avons appelé hypomnémata en commençant. Il pèse donc sur le numérique, évidemment, une contrainte exceptionnelle qui ne pesait pas sur l'écriture au sens habituel. L'écriture n'était pas au cœur du capitalisme, ce qui faisait hier battre le cœur du capitalisme c'était la machine-outil, c'était le processus global de transformation de la matière. Dans le capitalisme contemporain, la machine est devenue secondaire, ce qui importe ce sont plutôt les appareils – les réseaux, les serveurs, etc. À travers le numérique, une situation d'une grande nouveauté s'est mise en place. L'écriture connaissait d'autres contraintes, comme celle de l'Église, du pouvoir spirituel de l'Église. Mais il subsiste un lien entre les deux types d'écriture : la technique intellectuelle a été contrôlée par un pouvoir qui apparaît par moments comme foncièrement antinoétique, comme l'a été le pouvoir de l'Église face à Galilée par exemple, et comme peut l'être le capitalisme contemporain, farouche adversaire de l'individuation technique. Mais en même temps ce capitalisme a besoin de cette individuation, et certains acteurs du capitalisme d'aujourd'hui ne se considèrent pas du tout comme des adversaires de cette même individuation. Je me reconnais volontiers dans une filiation marxienne, mais loin de moi l'idée d'opposer Capital et Travail avec les méchants d'un côté, les gentils de l'autre ! Le système est beaucoup plus complexe, et ce même s'il faut constater des effets toxiques du Capital.
En termes marxiens justement, le numérique ne définirait-il pas à la fois l'infrastructure et la superstructure de la société actuelle ?

Ces concepts d'infrastructure et de superstructure ne me semblent plus opérants aujourd'hui. Entendez-moi bien, je me dis marxien, pas marxiste. Marx n'était pas marxiste et souvent le marxisme a consisté dans la trahison de la pensée de Marx. Je vais publier un livre dans peu de temps où je développerai ce propos. Je ne fais pas de Marx la panacée pour réfléchir sur notre époque, je crois qu'il faut aller bien au-delà de lui au sens précis où Marx est un immense penseur du XIXème siècle, mais nous vivons deux siècles après lui, et d'ailleurs nous avons régressé dans la période qui nous en sépare. Il y a un énorme chantier philosophique, scientifique, politique, à poursuivre pour rattraper ce retard. Pour en revenir aux concepts d'infrastructure et de superstructure, ils ne sont plus adéquats comme je vous le disais, et pour une raison précise, c'est que l'infrastructure ce serait aujourd'hui comme hier la base matérielle de la subsistance, des choses véritables, des vraies questions, et la superstructure, la base symbolique et plus ou moins superfétatoire, le champ de l'idéologie par exemple. On ne peut plus raisonner dans ces termes. Prenez Google : c'est à la fois de l'infrastructure et de la superstructure alors que, censément, les deux concepts se définissent par opposition l'un à l'autre. Ils ne sont pas opérants en l'occurrence. Pour moi, la technique désigne toujours une rétention tertiaire, un processus mnésique. Ce que Marx déclinait comme superstructure, ce pourrait être les processus de mémoire, de la mémoire collective, symbolique, mais pour Leroi-Gourhan, parmi d'autres, la mémoire n'est pas superstructurelle, elle n'est pas simplement symbolique, elle ne se situe même pas dans le cerveau exclusivement, elle est originellement matérialisée. Passons-nous donc de ces concepts !
Le pouvoir semble aujourd'hui débordé par ce type nouveau d'écriture, de mémoire, le numérique, lequel apparaît en définitive difficilement maîtrisable...

Qu'appelez-vous pouvoir ?
Les instances étatiques, les institutions, au sens large du terme.

Vous ne mentionnez en l'occurrence qu'un pouvoir. Et un pouvoir impuissant. Le pouvoir, aujourd'hui, ce n'est pas cela. Le pouvoir aujourd'hui c'est Google et d'autres sociétés du même genre. Elles, elles ne sont pas débordées, je peux vous l'assurer ! Vous l'êtes peut-être, je le suis peut-être, mais pas elles !
En quel sens ne sont-elles pas débordées ?

Pour répondre à votre question il est nécessaire de comprendre d'abord que le concept de pouvoir hérité du XIXème siècle, du XXème, du marxisme à nouveau, est vraiment caduc. Dans mon livre à venir, je cite en particulier un texte d'Althusser qui s'en prend aux organes du pouvoir, de l'État – il faudrait mettre à bas l'École, etc. Quand on relit ce texte qui a paru au début des années 1970, on croit rêver. Althusser a été exaucé, réalisé, tout est par terre aujourd'hui ! Et est-ce que c'était une bonne idée de tout mettre par terre ? Faut-il actuellement combattre un pouvoir déjà détruit ? Nous devons certes poser la question du pouvoir, mais autrement. Tout à fait autrement. À cet égard, même Deleuze, Derrida, Foucault, ne l'ont pas posée justement, à mon sens. Ce n'est pas le pouvoir de l'État qui importe, c'est celui qui s'exerce sur l'écriture. Pour le coup, je mets ici Derrida à part, je lui dois évidemment tout ce que je pense sur l'écriture, mais Derrida lui-même n'a pas pensé véritablement le rapport du pouvoir avec l'écriture, car il pensait l'écriture comme archive, alors que pour ma part je la pense au sens courant, au sens vulgaire. L'écriture a été l'organe du pouvoir d'État, mais la grammatisation, à travers la machine-outil, aujourd'hui le numérique, est l'organe du pouvoir économique. Comprenez-moi bien. Je dis ici qu'il faut reconstruire un pouvoir qui ne soit pas qu'économique, il faut reconstruire un pouvoir qui soit noétique et politique. C'est ce que j'appelle, avec mon association, Ars Industrialis, la nécessité d'une nouvelle puissance publique. Mais il ne s'agit pas ici de reconstruire l'État. Je prône donc la reconstitution d'un pouvoir – que je ne vois pas comme ce qui va m'aliéner mais au contraire comme ce qui va rendre possible. Ce dans le cadre d'un nouveau processus d'individuation psychique et collective, ou plutôt dans le cadre d'une multitude de processus de cette sorte – à réinventer. Si on en revient à la bêtise, celle-ci est exploitée aujourd'hui. Elle est le fonds de commerce du consumérisme, du marketing, et ce fonds de commerce rend tout le monde impuissant, y compris le capitalisme lui-même, le pouvoir économique. Pour penser tout cela, trempons ces vieilles catégories – pouvoir, État, etc. – dans un bon bain de lessive de soude !
Est-ce que cette réinvention des processus d'individuation passe par l'École ? L'École est bien une institution étatique ?

Non, c'est une institution politique. L'État, c'est récent, c'est Richelieu. L'École existait avant l'État, et connaît d'innombrables formes. Athènes est la forme canonique, mais non la seule, il en existe beaucoup d'autres, peut-être même non occidentales. La politeïa qui devient civitas, État, etc. renvoie à un régime d'individuation psychique et collective qui repose sur le fait et le principe que tous ceux qui composent le groupe social doivent définir, d'une manière ou d'une autre, ses règles de fonctionnement. Et la condition de ce fonctionnement c'est le skholeion. Sur ce point je suis en complet désaccord avec Jacques Rancière. Rancière écrit que la démocratie c'est le régime politique de "n'importe qui". Non, sans skholeion il n'y a pas de démocratie, sans droit positif, sans loi écrite, pas de démocratie. Or, pour qu'il y ait une loi écrite, il faut que les gens sachent lire et écrire, et pas seulement : qu'ils sachent interpréter et critiquer. Pour être capables de cela, ils doivent être formés, par conséquent la démocratie fait signe vers une formation démocratique. À ce stade, le numérique est évidemment une nouvelle forme d'écriture et entraîne donc un énorme processus de transformation de l'École. On peut se demander si elle va y survivre. Il existe aujourd'hui des projets de destruction de l'École...
À quels projets faites-vous référence ? On a l'impression, à vous entendre, d'un projet pensé, mûri, de destruction de l'École.

Ma façon de penser n'est pas, en général, paranoïaque. Mais, comme je vous le rappelais tout à l'heure, nous ne devons pas négliger les logiques de marché. Pour certaines personnes, le grand marché de demain c'est l'Éducation. L'École ne définit plus à elle seule le lieu de l'Éducation, d'autres lieux émergent. Je ne parle pas ici d'un projet machiavélique, les gens auxquels je pense croient souvent bien faire mais ils veulent liquider les structures, les institutions publiques, et laisser les choses se développer sur de tout autres bases. Dans cette perspective, on peut se référer par exemple aux projets des libertariens californiens. Ils sont, à l'heure où je vous parle, en train de créer une cité située hors des eaux territoriales des Etats-Unis à 22 kms de la Côte de San Francisco. Ils ont lancé un appel de fonds, ils cherchent quelques centaines de millions de dollars, pour créer cette cité flottante sur une énorme plate-forme pétrolière au large de la grande faille de la Californie. Hors des eaux territoriales américaines, ils font absolument tout ce qu'ils veulent, ils ne doivent d'impôt à personne, et ils rameutent les esprits les mieux formés de Stanford, de Berkeley, etc. Ce mouvement qui procède de l'idéologie libertarienne a ses pendants du côté de ceux qui veulent inventer une éducation sans École, pilotée par un marché lui-même appuyé sur une utopie technologique, et je ne dis pas « utopie » avec une connotation méprisante. Cette utopie est réfléchie par des personnes extrêmement intelligentes. Si le monde universitaire, scolaire, éducatif en règle générale, ne prend pas la mesure de ce qui se joue là, dans quelques années il sera trop tard. Je me répète : je ne développe pas de théorie paranoïaque, ou du complot, il y a là bien plutôt une logique marchande qui se développe avec le numérique, tout à fait nouvelle, extraordinairement efficace, et il est plus que temps d'en prendre conscience !
Mais comment résister au numérique dans la logique que vous décrivez ?

Il ne faut justement pas résister ! Il faut inventer. Quand on résiste on empile des sacs de sable pour empêcher l'eau de rentrer, ce qui ne fonctionne évidemment pas. On perd du temps, on se leurre, et l'eau rentre, il est trop tard. Non, apprenons à naviguer, à vivre autrement ! Montrons-nous plus intelligents. De façon plus précise, je crois qu'il est aujourd'hui indispensable que la puissance publique, la Commune, la Région, l'Etat, l'Europe, si ce n'est l'ONU, l'UNESCO, mais aussi des associations non gouvernementales, comme Ars Industrialis par exemple, et d'autres groupes reconnus d'utilité publique par l'État (dont je ne souhaite pas, au passage, le dépérissement), je crois indispensable que la puissance publique se pose très sérieusement la question de ce que le numérique fait, non pas à l'École, non pas à l'État, mais au savoir. Le numérique est en train de révolutionner toutes les formes de savoirs, la nature même du savoir, ses objets, etc. C'est une évidence. Lisez Frédéric Kaplan, automaticien à l'École Polytechnique de Lausanne, qui a écrit un texte passionnant sur la manière dont Google transforme radicalement les processus d'individuation linguistique au niveau planétaire. Une entreprise qui transforme à elle seule le devenir diachronique de la langue, comme dirait Saussure, au plan mondial... ! Internet s'est implanté partout, en Amazonie par exemple, fonctionnant par groupes électrogènes, ou chez les Esquimaux qui l'utilisent pour défendre leurs droits, le monde entier navigue sur internet et donc sur Google. Aujourd'hui qui travaille sur ce processus dans le monde de la grammaire ? Qui, par exemple au jury d'agrégation de lettres classiques, a demandé aux grammairiens d'intégrer dans leur réflexion sur la grammaire contemporaine l'effet que produit indéniablement Google sur la langue ? Réponse : personne ! J'appelle ça l'incurie de la puissance publique ! Pendant ce temps, les libertariens américains développent leur projet d'écoles utilisant cette technologie, non pas d'écoles à proprement parler, mais de services d'éducation en ligne, privés, et ils vont gagner ! Sauf si, enfin, les professeurs, les inspecteurs, les ministres, les parents, les associations de parents d'élèves, les syndicats, parviennent à poser le problème comme il convient : il faut adopter le numérique dans le monde académique, adopter au sens que je donne à ce mot : individuer ; il faut s'individuer avec le numérique.
Pouvez-vous préciser la teneur de cette individuation ?

Eh bien, nous devons réindividuer la compréhension que nous avons des mathématiques, de la physique, de l'histoire, de la géographie, etc. Ce qui s'y pratique d'intéressant à lors actuel s'y pratique d'ailleurs dans le numérique. Je sais de quoi je parle : je travaille avec des historiens, des géographes, des sociologues... Je le redis : nous devons réfléchir à ce que le numérique fait au savoir. Il développe notamment de l'anti-savoir, de la même manière que l'écriture socialisée par les sophistes produisait de l'anti-philosophie selon Socrate, de l'anti-savoir là aussi. Mais en même temps, le numérique, comme l'écriture, permet de construire une thérapeutique, une pharmacologie positive. Mesurer cette ambivalence suppose de bouleverser radicalement les programmes de recherche de l'Université, du CNRS, de l'INSERM, des grands établissements de recherche ; de produire un énorme sursaut, et d'investir pendant 20, 30 ans, sur une complète transformation des savoirs contemporains. Pendant ce temps, des enfants de 5 ou 6 ans entrent au cours préparatoire, de jeunes écoliers entrent en sixième, d'autres entrent en seconde, etc. Que fait-on d'eux maintenant ? La première chose c'est de lancer des programmes de recherche tous azimuts en rapport direct avec les écoles, les collèges, les lycées, ce devrait être l'occasion de concevoir sur de bonnes bases l'école de formation des Maîtres que Vincent Peillon est en train de mettre en place. Pour reconstruire un véritable métier d'enseignant. A votre place, je me mobiliserais syndicalement, je pense que nous
sommes en état d'urgence.
On n'en a pas forcément l'impression quand on en reste au terrain, même si la vie de l'enseignant n'est pas facile dans l'exercice concret de son métier.

Certes, et je vais vous donner un autre exemple pour étayer ce que j'essaie de vous démontrer depuis tout à l'heure. Coursera est le nom d'un projet qui a été lancé à l'Université de Stanford par une physicienne israëlienne ayant assisté à une conférence, donnée il y un an ou deux, sur les bienfaits de Youtube pour l'enseignement. Conférence de promotion, bien entendu, de lobbying. Il n'empêche qu'elle a décidé d'arrêter de faire des cours d'amphi, et d'enregistrer ses cours, de travailler à partir de ces enregistrements avec ses étudiants. Je fais la même chose sur pharmakon.fr où j'utilise la vidéo, le web, pour donner des cours en ligne. Cette initiative a commencé avec des enseignants de Stanford, donc, mais aujourd'hui on compte 20 ou 30 grandes universités américaines qui se sont lancées dans Coursera, dont le but est d'atteindre le milliard d'étudiants ! Ce en anglais mais avec traduction dans toutes les langues pour créer une université en ligne, avec un objectif déterminé : pour une inscription de 150 $, et avec un système d'examens en ligne, vous pouvez passer votre diplôme. Je suis critique sur cette action, mais je vous la mentionne pour montrer que le processus se développe à très grande vitesse, des étudiants français en bénéficient déjà. Si la puissance publique au sens large, si les professeurs, les chercheurs, français, ne prennent pas la mesure de ce qui se joue là, à savoir que de grandes universités américaines publiques ou privées se transforment en éditeurs de savoirs, si cette puissance publique élargie ne répond pas avec un niveau d'exigence beaucoup plus élevé, on se retrouvera très rapidement dans la situation où l'éducation se fera en ligne par des voies similaires, et l'École se cantonnera à n'être qu'une garderie, ce qu'elle est déjà en grande partie. L'Université est en passe d'être une garderie pour jeunes chômeurs.
Peut-on remédier réellement à la situation préoccupante que vous décrivez ? La tâche paraît d'une telle ampleur...

La situation sera désespérée dans quelques années, il s'agit donc de se réveiller ! Nous devons revenir aux questions fondamentales que pose Derrida dans son introduction à L'Origine de la géométrie de Husserl, où ce dernier montre que l'écriture est la condition de possibilité de la géométrie ; sans écriture, pas d'expérience géométrique, c'est-à-dire pas d'expérience apodictique, pas d'expérience rationnelle au sens fort que lui donnait Husserl. Le numérique comme nouvelle forme d'écriture doit être pensé comme nouvelle condition du savoir. Et de là nous devons déborder le numérique et l'écriture même, et reprendre très sérieusement les problèmes posés par Bachelard à propos de la phénoménotechnique, ce qu'écrit Hegel à propos de l'extériorisation du savoir comme condition de son évolution, ce que développe Marx dans les Grundrisse sur le rapport savoir-industrie-machine dans l'évolution du savoir dans un monde capitaliste, ce que Canguilhem appelle la vie technique, une forme de vie qui ne peut se développer sans extériorisation dans des organes artificiels comme des machines, ... et en tirer les conséquences pour l'enseignement. Est-ce sérieux d 'enseigner aujourd'hui les mathématiques sans tenir compte de ce que de nombreux chercheurs comme Charles Morazé, Geneviève Guitel, tant d'autres, nous ont appris sur les conditions techniques d'apprentissage des mathématiques, le rôle des bouliers, la nécessité de l'extériorisation pour l'apprentissage par cœur des tables de multiplication, etc. ? Si l'on ne construit pas une théorie organologique du savoir, soit une théorie des conditions matérielles et techniques d'élaboration du savoir théorique et apodictique, on ne pourra pas faire face aux problèmes que pose la jeunesse.

À quels problèmes faites-vous référence en l'occurrence ?

Je pense aux nanotechnologies par exemple. Les nanotechnologies sont une des conséquences industrielles et pratiques de la physique quantique. La physique quantique, en travaillant à l'échelle nanométrique, fait apparaître des phénomènes quantiques qui ne correspondent absolument pas aux phénomènes de la physique newtonienne ou de la micro-électronique. On ne peut expérimenter dans le cadre de cette physique sans renoncer au caractère intuitif de ce que l'on fait, jusqu'au moment où l'on invente le microscope à effet tunnel qui permet de travailler à l'échelle quantique par ce que j'appellerai des schématisations, au sens de Kant, même si le schème n'est pas en l'occurrence un produit de l'imagination transcendantale mais de ce qu'on pourrait nommer une artefactualité transcendantale – dont je conviens que c'est une contradiction apparente dans les termes. Je fais référence ici à une prothèse transcendantale qui rend possible une investigation quantique, expérimentale, au niveau du nanomètre. Je vous donne cet exemple qui pose d'énormes problèmes épistémologiques parmi d'autres, pour insister sur la nécessité d'appréhender le rôle de la technique dans la physique sous toutes ses formes, depuis les premiers physiologues grecs jusqu'à la physique quantique des nanotechnologies, en passant par Galilée, Einstein, etc. Les élèves d'aujourd'hui ne savent pas mais devinent que les profs sont totalement largués face à ce type de questionnement, de même que les profs de SVT sont démunis face aux élèves qui leur posent des questions sur les manipulations génétiques. Et pour cause. La technique n'a pas été questionnée en biologie depuis Canguilhem, ou Leroi-Gourhan, ou encore Simondon – et encore, ce questionnement est peu poussé chez lui. Pas de théorisation de la technique dans le vivant. Or nous sommes des vivants techniques, par conséquent nous ne sommes même pas capables de nous penser nous-mêmes dans nos conditions techniques. Le numérique nous oblige à repenser en totalité le rôle de la technique dans les formes du savoir quel qu'il soit. Le numérique constitue la forme de savoir technique la plus avancée, qui exige de notre part une espèce de « bond en avant » dans la reconception des formes du savoir, de l'épistémologie, des formes de pédagogie, du rôle de l'École, des institutions académiques, etc.

Illustration 1
La Machine de Turing

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