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Billet de blog 15 septembre 2020

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Hommage à Paul Méfano: «La beauté me fait encore pleurer»

«J’aimerais broder à l’infini les caractères célestes et mystiques de toute création. La beauté me fait encore pleurer…» - Paul Méfano

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Ce blog est personnel, la rédaction n’est pas à l’origine de ses contenus.

"Je n’écris plus pour des distinctions précises, mais pour moi seul. Je ne suis plus lié à des dates, à des consignes de forme, de durée, à un effectif de musiciens. Je peux concevoir une œuvre folle en toute tranquillité et la couver comme une mère le ferait d’un enfant, jusqu’à ce qu’elle arrive à terme. Je suis maître absolu sur mon vaisseau et rien ne peut contrecarrer mes ambitions créatrices". PM

 J'apprends ce 15 septembre 2020 la disparition d'une immense  personnalité, Paul Méfano, homme de culture, compositeur, chef d'orchestre, pédagogue au conservatoire de Paris, créateur de l'ensemble 2E2M, ancien directeur de conservatoire de Champigny-sur-Marne à Versailles !

Artiste généreux, hors du temps comme viscéralement et profondément ancré dans son temps, modifiant à tout instant les limites du perceptible, comme des moments de vie, d'échange, de partage, de poésie, une sensation fluide et simple de l'existence,  continuité topologique bouleversante - proximité, une vie de création et d'émerveillement, de remise en question et d'écoute, humblement, discrètement - respiration infinie se faufilant tel un Pierrot dans les interstices d'une histoire.

Une vie d'engagement aussi tournée vers les autres, le soutien aux jeunes compositeurs et à de fortes personnalités, "avec un absolu courage" : tu vas terriblement manquer à ce XXIe siècle !

Paul,  ton enseignement est ce que tu es, de Bassora (Irak) au Conservatoire National Supérieur de Musique et de Danse de Paris, des tableaux de ta fille Nathalie à la poésie - la musique.  

Merci à toi pour ces moments rares et précieux, "habiter le temps" dirait notre ami Alain Bancquart, espace-temps diachronique qui fait sens, chaque instant comme une constante rayonnante et bienveillante, avec mes douces et affectueuses pensées à Jacqueline Méfano si importante, à tes proches présents et ceux que tu as rejoint et que tu aimais tant.

Dans le vacarme de ce monde, heureux ici de prendre le temps de relire un parcours de vie, à travers cet article que j'avais sollicité en 2006 aux éditions 3icar IcarEditions, entretien avec Aurélie Allain (docteur en musicologie, auteur d'écrits sur l'esthétique musicale).

Que ton esprit de joie demeure, ici, maintenant, au-delà !

Stéphane de Gérando

 ***

"Ecrire pour soi", entretien avec Aurélie Allain

Paul Méfano, quelles sont vos premières impressions en musique ?

Ma sœur studieuse à son piano quand elle avait 9 ans et moi quatre ans... La visite chez mes parents d’un compositeur russe Arcadie Kougel, auteur d’une œuvre pour cinq pianos ! Dans l’auditorium de l’ancien Conservatoire de Paris, la découverte en concert des Suites et des Concertos Brandebourgeois de Jean-Sébastien Bach. À mes yeux d’enfant, c’était un choc existentiel et les pressentiments de découvrir les lois d’un autre monde prodigieux : même la tenue des musiciens en frac contribuait à cette vision, ce qui me fait sourire aujourd’hui ! La lecture des partitions des Concerti pour orgue et orchestre de Haendel quand j’avais 9 ans. Ma fierté légitime à constater que je comprenais tout et pouvais les appréhender dans leur beauté simple. Le sentiment d’accéder à la transparence. La polyphonie qui en résultait en moi intérieurement... Il me paraît éclairant de mentionner une expérience qui m’avait marqué adolescent ; j’avais lu le Jean-Christophe de Romain Rolland, qui m’avait blessé et choqué alors que j’avais dix ans : oser faire assumer ses fantasmes personnels rollandais à Beethoven me paraissait monstrueux et insane. L’antisémitisme de Rolland lui fait écrire que les juifs, incapables de créer de par leur nature, ne peuvent être que des critiques musicaux ricanants et carnassiers. Cette affirmation inexcusable en soi est celle d’un malade (comme chez Vincent d’Indon...). Je rougis en pensant que ces propos sont proférés par des individus contemporains de Gustav Mahler et d’Arnold Schoenberg !!! Je suis homme tolérant et non-violent, mais dès cette époque, et encore aujourd’hui, Beethoven, comme Goya, incarnaient absolu courage, vérité créatrice et positions politiques irréprochables. Ces hommes ne sont jamais suspects d’endosser des idées reçues et des préjugés comme ceux que distillait cet écrivain adulé à couleur vichyste ! Et puis tous ceux qui se vêtissent des oripeaux de leur petite morale pour humilier, réduire les autres à leur image, me font de la peine pour eux-mêmes. L’étonnement à constater que Claudel christianise à tour de bras, et Christophe Colomb et Rimbaud agonisants, est profanation bien leste, excusable à la rigueur comme fiction poétique. Il suffit de mettre en regard ses odes respectives à Pétain et au Général De Gaulle pour comprendre la contradiction dialectique de ces personnalités qui se voulaient humanistes. Quelle est la gravité de leur propos ? S’agissait-il d’une mode : les conséquences de propos disséminés partout ainsi ont leur gravité que nous savons.

Voir l’unité, le bonheur, la paix hors de l’égoïsme, de la convoitise et de la voracité paraît singulier encore aujourd’hui. Et que veut bien signifier, en art comme en politique, cette guerre nationaliste qui revient sur le tapis, tous les dix ans, contre le cosmopolitisme ? Cette petite idée fixe si chère à nombre de dictateurs et leurs vassaux... Qui a peur de se perdre à approcher la connaissance et qui cultive de préférence l’ignorance superstitieuse à l’esprit d’ouverture me paraît douteux... Il y a toujours eu des affluents à une vraie personnalité. Quand Claude Debussy met en musique les poèmes de Baudelaire, on sent la proximité wagnérienne mais aussi son éloignement ultérieur par assimilation profonde de cette influence. Cela semble couler de source.

La musique s’impose donc comme une véritable nécessité intérieure ?

 Oui. La musique selon l’acception nietzschéenne est l’art le plus absolu pour moi. À l’adolescence, je dessinais, peignais, réalisais des collages, je me passionnais à construire des modèles réduits de toutes sortes, bateaux, avions, etc. Étrangement, dès que j'achevais de construire un Boeing B 27, je grimpais au dernier étage, j’y mettais le feu et le faisais tomber en vrille généralement dans l’abîme du vide ; les bateaux, je leur faisais subir les pires catastrophes jusqu’à ce qu’ils coulent inexorablement plutôt que de les collectionner misérablement, selon ma croyance d’alors ! Pour retourner aux actes forts, il est essentiel de rappeler mon attirance profonde par la peinture et la musique avec la même égale ferveur. Dès que je me suis passionné pour la poésie, il n’y eut plus d’hésitations, je devins musicien pour toujours. L’ambiguïté de ce médium m’avait envahi. Le monde intelligible s’englobait dans cette unité inexorablement.

La musique est en même temps une communication ? Comment définir ce rapport à l’autre ?

Le rapport entre le fantasme et ses billions de possibles induit la réalisation écrite décisionnelle, simplificatrice par nécessité. Enfin, le relais par le médium de l’interprète et son instrument reste un passage indispensable. La perception qu’en a l’auditeur, l’échange perpétuellement renouvelé et la remise en question présente dans l’incarnation de l’œuvre, sont aussi l’espace où le créateur trouve sa quotidienneté et son envol...

 L’altérité ne se réduit pas à la simple confrontation avec un alter ego, mais comporte toujours une part d’étrangeté, faite d’ambivalence et d’effroi, avec laquelle il convient de négocier?

 C’est fort bien dit... La sensation d’atteindre les franges du subconscient et avoir l’ivresse tonique d’être en terra nova. Comment avoir la volonté de perpétuer les splendeurs de la musique, jusqu’au désespoir ? Puisque « tout ange est terrible », nous rappelle Rainer Maria Rilke...

 L’échange avec l’autre est aussi de façon irréductible une quête vers la transcendance, vers la divinité ?

 C’est un challenge, un dépassement de soi, indéniablement. Il arrive un moment où l’on est au centre de l’œuvre. Puis, avec les années, le labyrinthe se referme en sa problématique et le questionnement [re]commence. Est-ce bien moi qui ai écrit cette œuvre, oui, c’est moi qui suis devenu autre, un moi qui ne reconnaît pas mon ancien moi... Peut-on être Dieu sans croire en lui ? Cette question n’est pas flagornerie mais interrogation que tout créateur agnostique peut se poser...

Le recours à des procédés symboliques peut par conséquent intervenir dans cette relation à autrui ? Le symbole, selon l’usage dans la langue grecque, sous-tend une relation avec des puissances sacrées. Il est donc du même ordre que la religion au sens originel du verbe religare qui signifie « relier » ?

 Tout à fait. J’aime beaucoup la définition de l’artiste par Baudelaire. C’est bien aussi le miroir du Narcisse et un moyen de se relier à soi-même ; cela est parfois doux, d’autre fois abrupt ! Je fais une courte parenthèse sur le métier de critique que j’ai pratiqué durant un temps. Un compositeur reconnu, que je ne citerais pas, me faisait remarquer que l’adulation excessive pouvait recouvrer un auto satisfecit à se prouver vivre dans une stase temporelle marquante, et la dérision facile cacher l’aigreur de n’être pas ! Je ne vois dans cette remarque que généralité ; pourquoi se perdre à une psychanalyse de la critique ? Il y a dans cette activité, comme chez nous, des degrés d’importance et d’usure : Adorno, chez lequel il y aurait tant à dire et redire, n’est pas Monsieur Untel, c’est indéniable...

 La foi religieuse fait-elle partie de votre existence ? Quelle est votre conception de la religion ?

 La religion a donné naissance à tant de beautés fabuleuses. Je me rangerai facilement près de Voltaire à croire qu’il y a un maître d’œuvre à toutes ces galaxies. Cependant, règne une telle certitude dans l’aveuglement des hommes que j’en viens à rejeter cette hypothèse glorieuse, pourtant utile pour endurer les souffrances et les deuils. Le drame de la pensée est celui de l’homme. Par ailleurs, j’ai l’impression désagréable de constater, dans ce qui est vérifiable, que le bon Dieu est bègue et surtout sourd. Je respecte infiniment les croyants actifs ou passifs tant qu’ils n’utilisent pas leur foi pour massacrer autrui, ce qui est hélas trop fréquent ! Le dégoût recouvre tout alors et génère l’ennui de cette foi inopérante, menteuse et absurde. Elle s’incarne dans l’imposture des applications intolérantes des religions, pour manipuler les peuples et asservir indignement la femme... Sans chercher à étayer mon argumentation devant l’attitude criminelle des autorités religieuses et de leurs suppôts envers le fléau du sida en Afrique, la contraception et la réprobation des prêtres-ouvriers au bénéfice des pouvoirs corrompus d’Amérique Latine.

 La tolérance constitue justement un des enjeux philosophiques de Micromégas de Voltaire ?

 Oui, avec des mots très justes, émouvants. La censure s’est abattue sur lui comme grêle persistante et sottise... Comment oublier par ailleurs que Voltaire, dans sa vie, était loin de ce qu’il préconise si fort ; antisémite compulsif, il faisait également commerce de la traite des noirs, sans état d’âme !

Vingt ans est un âge décisif où l’on prend conscience de sa propre maturation en tant que créateur. Précisément, 1947 correspond à la domination presque exclusive d’une certaine rationalité musicale mais aussi à la création du groupe Zodiaque fondé par Maurice Ohana. Quels regards portez-vous sur cette époque musicale ?

 Je ne connaissais pas encore la musique contemporaine. La rencontre avec André Jolivet, Darius Milhaud, Olivier Messiaen, Pierre Boulez a été comme une révélation. Messiaen et Boulez me donnaient envie d’étreindre l’univers, si j’ose dire. J’ai eu la chance d’assister à un concert d’Igor Stravinsky dirigé par lui-même. Ce jour-là Florent Schmitt, qui aimait bien aller au concert avec moi, a insisté pour me le présenter... J’habitais plus tard à Beverley Hill à quelques encablures de chez lui. Il était si malade que je ne le voyais pas. L’air assumait le lien.

Involutive pour clarinette (1958) en mi bémol est une de vos premières compositions où domine l’idée de transformation. Celle-ci est continue, invisible dans son cours mais perceptible dans ses détails ?

 Lorsque j’ai écrit Involutive, cette pièce était problématique d’exécution. Vingt ans après, les élèves de Jacques di Donato jouaient par cœur cette pièce sans une anicroche. C’est un constat étourdissant...

Et puis, la clarinette se confond avec le souffle dont les deux phases de la respiration sont évolution-involution ?

 J’aime jouer avec l’ombre et la lumière, la pureté sonore et le souffle. Je souhaite que l’interprète colore ce souffle et joue la partie médiane d’Involutive avec une prise de risque considérable, comme dans la vie parfois... Je souhaite qu’il réattaque toujours sur le souffle, en une syncopation inquiète et constante.

Involutive marque vos débuts dans la composition. Comment fut-elle accueillie par vos maîtres et notamment par Olivier Messiaen dont vous étiez l’élève au Conservatoire de Paris ?

 Je ne sais si Olivier Messiaen a connu Involutive. Je lui montrais mon Madrigal 62 d’après Paul Eluard, et surtout mes pièces d’orchestre qu’il lisait attentivement et avec respect, attitude qu’il éprouvait pour toute personnalité naissante. C’est Olivier Messiaen qui a proposé mon cycle Paraboles sur des poèmes d’hier, régnant désert d’Yves Bonnefoy, à Pierre Boulez afin qu’une partie du cycle soit programmé au Domaine Musical. Le 20 janvier 1965, Bruno Maderna, complice et ange absolu incarnant la musique, créait, dans une légèreté d’elfe (malgré son embonpoint) et de facile évidence, Paraboles au Théâtre de France. Il me prédisait que je serais très reconnu bientôt, ce que je n’ai jamais constaté jusqu’à ce jour...

Quels souvenirs gardez-vous de son enseignement ?

 La classe de Messiaen a été un moment de joie intense ! Irrépressiblement, à mon entrée au conservatoire, j’allais très vite le rencontrer. Il m’encouragea à entrer dans sa classe. Je lui répondis catégoriquement que je n’en ferais rien pour l’instant, car je ne me sentais pas assez digne encore de son enseignement ; je lui expliquai que j’irais d’abord à la Musik Akademie de Bâle suivre les cours de composition de Pierre Boulez et qu’ensuite seulement, je viendrais travailler avec lui ! Messiaen a joint les mains, levé les yeux au ciel, et m’a répondu qu’après avoir étudié avec Pierre Boulez, je n’aurais plus envie de revenir à lui ! C’est pourtant ce que je fis scrupuleusement. À l’entrée dans sa classe d’analyse, le jury était constitué d’André Jolivet et Henry Dutilleux. J’écrivais un quatuor entier, en mise en loge, avec une combinatoire complexe. J’ai terminé sa classe avec une thèse sur la Messe de Guillaume de Machaut, mon analyse personnelle du Livre d’Orgue, etc.

L’attrait pour les musiques extra-européennes se retrouve dans les Estampes japonaises (1959) ? Une référence à Olivier Messiaen ?

 Il n’y a aucune référence aux 7 Haïkaïs (1962) de Messiaen dans les Estampes japonaises (1959-1962). Mes estampes japonaises sont antérieures, me semble-t-il, ce qui est secondaire ; mais surtout s’expriment dans l’extrême brièveté du haïku... C’est simplement une voix dénudée avec quelques taches de couleurs confiées aux instruments. L’œuvre de Messiaen est développée et conséquente, ce qui est surprenant. Sa notion de la durée est très attachante mais à l’antipode de la démarche de mes miniatures. Il est instructif de savoir que le Pierrot Lunaire de Schoenberg a suscité des œuvres très différentes, un fantasme très transposé, dans Les lyriques Japonaises de Stravinsky et les Poèmes de Mallarmé de Ravel. Mon instrumentarium découle probablement de ces sources cachées... L’attrait de la musique extra-européenne a été suscité par mes voyages à Java et Bali ainsi que par d’autres voyages autour de ma chambre avec des enregistrements d’ethnomusicologie. Les CD enregistrés sur le terrain, commentés et agrémentés de photos instructives et fortes par Charles Duvelle m’impressionnent encore aujourd’hui.

Et votre rencontre avec Pierre Boulez ?

Ma rencontre avec Pierre Boulez s’est fait par le truchement du Domaine musical qui ouvrait en grand les robinets de la bonne musique à laquelle j’aspirais de tous mes sens. Un soir, le rencontrant place Villiers, Claude Lefebvre et moi, l’avons pris d’assaut, dans un élan de passion chaleureuse et quasi mystique ! Enfin, j’ai suivi les cours de Bâle. Il s’est trouvé par la suite que Pierre est venu à la salle Wagram avec Luciano Berio pour écouter les sœurs Labecque et l’Ensemble 2e2m, concert où je dirigeais entre autres œuvres, l’opus 10 d’Anton Webern et la musique de Philippe Boesmans, inconnu alors en France. Pierre a assisté également à la création de mes Périple(s) pour 4 saxophones à l’IRCAM. Mon maître bien aimé a dirigé l’Ensemble 2e2m au centre Pompidou dans un concert monographique que j’avais dédié à son anniversaire. Son cachet étant trop élevé, me dit-il, je ne pourrais sans doute pas l’honorer, aussi préférait-il jouer pour rien ! Nous eûmes la création française de la nouvelle version d’Improvisation III et une interprétation du Marteau sans Maître, inoubliables, enregistrées par Radio-France. Répondant à ma proposition d’en faire un disque, Pierre Boulez, rieur et engageant, affirma qu’il acceptait que le concert donne lieu à un support commercialisable après sa mort, ce qui m’a laissé songeur...

 1965 sera marquée par la création houleuse de Paraboles, mais au-delà de cet incident, l’œuvre me semble parfaitement refléter votre parcours, une ligne courbe dont chacun des points est situé à égale distance d’un point fixe et d’une droite fixe ?

 Après la création de Paraboles au Domaine musical au Théâtre de France, une amitié indéfectible s’est tissée entre Bruno Maderna et moi ; Bruno et le peintre allemand Francis Bott, alors proche de Poliakoff et Nicolas de Staël, travaillant alors également par superpositions savantes de couleurs au couteau pour retranscrire la lumière. Tous deux avaient eu un parcours politique identique par bien des points et paradoxal. L’un du fascisme baignant sa prime enfance à devenir chef de maquis, et l’autre du nazisme (dont il tentait en tant que jeune chômeur tout de même d’être difficilement l’un des contradicteur à Berlin) à chef de maquis aussi. Nous passions des nuits entières à discuter au café Bonaparte, à Saint-Germain-des-Prés.

Un poème de Giacinto Scelsi extrait de la Conscience aiguë « Le regard au centre d’une blanche inaction reconstruit l’avenir englouti », constitue, peut-être justement, une parabole de votre œuvre ?

 Giacinto Scelsi et sa poésie sont mon pain quotidien... Ses orientalismes atemporels me font rêver, mais m’insupportent chez les épigones, curieusement !

 La poésie est en étroite correspondance avec votre musique. Comment la poésie devient musique et inversement ?

 C’est une grande question sur laquelle je médite fréquemment. Le poème est la graine, ensuite les mots secrètent une musique, parfois le processus contient parole et musique tressées ensemble. De la gangue initiale, de cette nidification, naît une architecture de symboles, de signes qui se génèrent, se concrétisent, se calcifient... Ce processus exprime libération et dépendance, dans un parcours multiple dans les deux sens. Une bonne musique devrait exister en soi au-delà de la grammaire, de la syntaxe, de la phonétique des mots, dans des champs de présence variables. La sémantique verbale ne doit pas enchaîner la musique dans une illustration. Je vous renvoie à l’opéra Capriccio de Strauss où le poète et le musicien rivalisent pour conquérir une suprématie illusoire... Pour clore ce débat inépuisable, les dernières paroles sont « le dîner est servi »… Dans mon action lyrique Micromegas, je me suis plu, jusqu’à la conclusion, à confronter la sémantique du langage parlé et la musique dans, justement, des champs de présence variables.

 Les poèmes d’Yves Bonnefoy, Paul Eluard, Guillaume Apollinaire parcourent votre œuvre. Est-ce la beauté du son qui guide votre choix des textes ?

 Le choix des textes correspond à l’état d’esprit du moment, la qualité du poème, l’implication que j’y trouve pour écrire un projet défini dans ses motivations. Il y a des choses que l’on sait faire et d’autre pas, à moi de ne pas me tromper.

Et vous, Paul Méfano êtes-vous un poète des sonorités ?

 J’ai écrit beaucoup de poèmes. J’ai l’ambition d’écrire les textes dont j’ai un besoin impérieux, ce qui m’importe pour enrichir ma palette personnelle… Indéniablement, j’aime la couleur irradiante en réfractions sans fin.

Un univers visuel et poétique imprègne votre esprit et votre écriture musicale ? La création du collectif musical international 2e2m en 1971 témoigne de cette sensibilité avec la présence du sculpteur et metteur en scène Jean-Marie Binoche, du poète Yves Bonnefoy, etc ? 

Je crois qu’en effet mes études picturales et ma passion de la poésie ont imprégné ma démarche de façon indélébile. Par ailleurs, j’ai toujours eu un grand mépris de modes du moment et du petit affolement qui parcourt périodiquement les cénacles de la création, cette futilité et ce conformisme de l’anticonformisme. Certains compositeurs produisent des tonnes de partitions pour la consommation de grandes surfaces genre Ikea. Il existe des compositeurs Ikea. Offrir ce que le goût commun attend comme « création » en manière et tour standard !

 Peut-être me direz-vous à qui vous pensez... Mais revenons un instant si vous me le permettez à Paraboles qui marque votre départ du Conservatoire. Quelle suite donnez-vous à ce départ ?

 Après Paraboles, j’ai rendu public une partie de mon travail sur Interférences qui traite de champs relatifs et extensibles. Mobilité et fenêtres de temps où l’on cherche à traquer le hasard.

 L’écriture de Lignes en 1968 répond à une forme de l’imagination en ce sens où elle dépasse l’intelligence ?

 Dire que Lignes dépasse l’intelligence serait présomptueux de ma part, disons que pour moi cela représentait une étape nécessaire à mon affranchissement de certaines influences devenues encombrantes ainsi que le déplacement vers un autre monde poétique, différent de celui qui me peuplait jusque-là, certes ! Je me sentais alors seul à l’égard de ce que j’avais écrit précédemment... Si je veux tâcher de comprendre votre propos, je pourrai tenter d’accorder quelque signification à ce questionnement, jusqu’à tenter d’imaginer les trous noirs dans l’infini stellaire, dont notre petite planète ne serait pas même une particule, et ainsi faire référence aux univers non vectoriels... Quelle volupté de sortir de notre monde rationaliste si sécurisant, avec son petit bon Dieu bien à soi, et l’image forcée de la pensée unique... Nier tout tâtonnement et tout désastre obscur ! 

Je reviens à Lignes. Indépendamment de ma préoccupation première de transgresser quelques interdits et apriorismes, je souhaitais imprimer une densité forte dans une durée brève. Matériellement cela en compromet l’exécution, pourtant l’installation requise est assez modeste : un chanteur, voix de basse noble, sera juché sur un cube d’un mètre de haut, avec devant lui six cuivres installés en V, soit trois trombones et trois cors. Ce chanteur et les cuivres sont entourés par six percussionnistes. Trois instruments, de registre grave, sont un peu amplifiés et se trouvent à droite, côté cour, sur un îlot un peu surélevé. Excepté si, dans le même programme, une autre œuvre requiert une nomenclature approchante, cela coûte cher pour huit minutes, particulièrement en nos temps d’économies, calculées au plus juste, et fréquemment étriquées. La mise en espace, fait partie de la conception de la pièce ; c’est une préoccupation constante chez moi. Je suis toujours surpris de constater que nombre de compositeurs, jeunes ou pas si jeunes que cela dans la tête, sont peu concernés par ce point : ils optent pour des dispositions classiques aux choix de tons et couleurs invariants, préférant aligner des notes et se préoccuper d’écrire des œuvres assez longues, avec comme principal souci formel de tenir longtemps aux branches ; la cohérence du discours venant bien après. Quelques-uns, en vogue, procèdent avec un esprit serve, en excluant d’emblée toute espérance permise. Cela fait invariablement penser à ces orateurs qui s’agrippent au micro sans avoir grand-chose à dire ! Peu d’individus finalement, souhaitent vraiment éviter conformisme et ennui... Pourtant comment prouver le mouvement véritable sans une volonté militante et une prescience de l’acte qui se réalise ? Il n’y a pas d’immanence de la cohérence, laquelle ne peut être une résultante pneumatique.

 Lignes fut créée en 1968 par le Domaine musical au moment où vous annonciez dans un entretien avec Martine Cadieu votre attention de faire de l’animation dans les usines. Votre déclaration révèle d’une certaine manière les limites des organismes de diffusion français ?

 C’est exact, j’avais cette ambition. Les organismes de diffusion étaient pourtant gérés sous l’impulsion de personnalités aux qualités diverses, indéniables. Il est instructif de faire un bref tour d’horizon de l’activité en France depuis 1966, hors du champ fertile du Domaine musical. À la maison de la radio : RAS. Pourtant à l’horizon, à la verticale, Claude Samuel avait créé le Festival de Royan, haut en couleurs, pétaradant, très beau moment de musique. Claude était un remarquable organisateur, avec une grande ouverture d’esprit respectant une certaine folie créatrice, ce qui est plutôt rare ! Son passage comme directeur de France Musique fut curieusement moins fécond, est-ce en raison du poids du système ? En son temps, Pierre Vozlinsky, aidé il est vrai par Gilbert Amy, avait fait le ménage avec une radicalité inespérée. Voz, comme on l’appelait, est mort dans des circonstances inexpliquées. Harry Halbreich, réel découvreur, a succédé à Claude Samuel à Royan avec une boulimie, beaucoup d’audace, quelques échecs mordants, également avec un panel de créateurs encore plus excentrique et neuf ! Cette programmation ne tarissait pas la source. Il y avait une volonté de vouloir assez bien portante, démultipliée et impérative. Je peux comprendre que cela en ait agacé plus d’un. Harry est actuellement boudé partout, injustement écarté des circuits décisionnels, dans un isolement révoltant pour une personnalité de cette envergure, il en devient parfois bizarre et ouvert à des réflexes inattendus, ce que je trouve touchant chez cet homme christique, désarmant et d’extrême bonne volonté et qui traîne à son actif une détestation tenace en retour de la part de Pierre Boulez  qu’il avait critiqué violemment!

Le public, dans les deux programmations, était certes élitiste, comme dans tous les festivals. Le pourcentage de spécialistes, de snobs et de passionnés se quantifiait à chaque fois dans des proportions tout à fait viables. Le talon d’Achille, ainsi qu’habituellement, était la quantité insuffisante d’autochtones. Les grands passionnés de la musique d’aujourd’hui étaient principalement des oiseaux migrateurs... Le Festival de Metz, apparu peu avant la fin du mandat de Claude Samuel à Royan, avait également une belle tenue : le compositeur Claude Lefebvre en était le maître d’œuvre. Celui-ci ne sera pas ravi si je précise que je l’ai taraudé pour qu’il crée ce festival dont je pressentais l’importance musicale en un lieu stratégiquement idéal et en regard de certaines lacunes ailleurs. C’est pourtant lui qui a tout créé de toutes pièces. Étant excellent musicien, le compositeur Claude Lefebvre a été exemplaire dans ses choix musicaux. Force est de reconnaître que les classes ouvrières et laborieuses n’étaient pas atteintes en tous ces efforts en France, cela paraît normal à beaucoup ! Je reste intimement persuadé que notre devoir de créateurs et musiciens est d’aller aussi vers ces publics laissés pour compte, leur expliquer notre démarche, donner des clés pour une ouverture à la contemporanéité. J’ai même était abasourdi en faisant des animations scolaires devant certains gouffres de contradiction : nous apportions le quatuor op. 22 de Webern à des enfants qui n’avaient jamais entendu d’œuvres de Mozart !!! Notre utopie était un chemin escarpé, une porte étroite dans un univers où tout était à construire... Bien que nous ne soyons pas à proprement parler dans une industrie de luxe, mais dans un domaine où souffle en principe avant tout l’esprit, comment pourrait-on exister et se mouvoir sans quelque utopie dans la tête. L’utopie devient un jour réalité sans que les humains se rendent compte des changements opérés à leur insu, avec tant de combats paradoxaux préliminaires si nécessaires.

Je ne veux pas omettre l’importance du Festival de Strasbourg, venu après. Cette initiative a plu à tel point à Maurice Fleuret, alors directeur de la Musique en France, qu’il a coupé net les subventions de Festival de Metz, pour aider conséquemment Strasbourg. Maurice, avant d’assumer la fonction de directeur, était précédemment un remarquable critique d’humeur dans le Nouvel Observateur, journal socialiste où l’on ne parle plus depuis belle lurette de musique contemporaine, ou si mal, depuis que le flambeau a été repris par un distingué grammairien, Jacques Drillon... Le choix opéré par Maurice Fleuret était probablement la seule solution possible, Strasbourg était à gauche et les budgets pas extensibles pour soutenir deux festivals ! C’était certainement très injuste en regard des services rendus par Claude Lefebvre. Probablement, Maurice Fleuret a eu la prescience que Strasbourg amplifierait ses superstructures et gagnerait une représentativité européenne dans un essor spectaculaire. Pourtant la ville de Metz avait un maire bouillonnant, combatif : Jean Marie Rausch, droite indépendante me semble-t-il, mais sous lui il y avait de sacrées querelles intestines au niveau des services culturels et des associations messines. Ce nouveau festival de Strasbourg perdure et s’est hissé au premier rang des festivals français. Il est tenu par de bons gestionnaires, ce qui a été aussi vraisemblablement un point déterminant pour le choix opéré par Maurice Fleuret, qui est loin d’être le premier venu, et de plus homme avisé, d’une intelligence vive ! Il est justiciable de rappeler que Maurice Fleuret a eu l’idée de créer la « journée de la musique » partout en France, le 21 juin ; manifestation s’exprimant jusque dans les rues, les places publiques, avec les amateurs de tous acabits et quelques professionnels. On peut ne pas aimer, mais cette fête est devenue vraiment populaire et gagne irrésistiblement l’Europe ! Jack Lang alors ministre de la Culture avait donné son aval, sans hésiter il est vrai, à cette initiative personnelle originale. Le Festival d’Automne à Paris, instauré par Michel Guy, le clairvoyant, est tenu depuis toujours sur le plan musical par Joséphine Markovits, épatante petite femme, adorant tout ce qui n’est pas français, à l’exception de jeunes compositeurs français vivant en Allemagne ! C’est un choix après tout ! Elle est une personnalité constamment en éveil et parcourant le globe pour se documenter de tout ce qui peut se faire d’original. Elle avait un temps joué Jean-Claude Eloy, personnalité marquante qui voyageait lui-même considérablement... Sous la bannière de ce Festival méritant, il y a eu des rétrospectives au sens profond. Il faut reconnaître que tous ces organismes ont réalisé, chacun à sa façon, un travail dépassant le cadre des modes passagères ! Pourtant aucun d’eux, c’est inhérent au système, n’est à l’abri des bugs d’une programmation qui ne saurait être clandestine : nous sommes toujours guettés par la médiocrité d’une politique convenue envers quelques notoriétés publiques, un « jeunisme » excessif, et une peur de ce qui n’est pas tendance, le dernier train, etc... Le jeunisme ne mange pas de pain, si « c’est raté », parole légendaire du chef engagé Charles Bruck, c’est dommageable. Nous avons tous défendu, bec et ongles, des œuvres dangereuses et violentes comme celles de Jean Barraqué, Bernd Aloïs Zimmermann, Luigi Nono, Yvan Wyschnegradsky et quelques autres auteurs. Ce sont là des créateurs sans concession envers un certain présent, disons du subjonctif, présent lui-même situé sur l’écume des vagues et de la vanité mortifère... Le courage et la partialité forts sont rarissimes, cette dernière sans être poussée jusqu’à la monomanie, comme à Royaumont par exemple, est donc démarche attendue de chaque programmateur, à chaque battement du cœur de la musique nouvelle. En tant que compositeurs, nous avons l’habitude de ne pas parler d’organisateurs et critiques pour plusieurs raisons : la peur d’être sanctionnés, la crainte de représailles et bien souvent par habileté méprisante ; ce n’est pas ma position. Je me demande, pour refaire tenter le vertige, si ces grands directeurs, et responsables des festivals, aiment approcher le bruit de vivre, la difficulté d’être, la sensation de l’écoulement immobile du temps inexorable, l’annulation et la liquéfaction de tous ces mondes en mouvements hallucinatoires ; je m’interroge, j’espère injustement, sur la capacité de certains à savoir instaurer une certaine distanciation pour prendre de la hauteur tels des condors, oiseaux de soleil altiers ! Quand j’écris ces mots, je pense à mon grand ami Mario Messinis, responsable du Festival de Venise, si souvent atteint de mélancolie grandiose et d’hypocondrie.

Mes propos peuvent paraître règlement de compte et propos d’un aigri ; on n’est pas forcé de me croire.

Je n’ai pas mentionné l’admirable travail de prospecteur du compositeur Alain Bancquart à Radio-France, dans les Perspectives du XXe siècle qui sont arrivées à émergence après les années 70.

 La recherche d’un autre public et de nouvelles conditions d’exécution de la musique contemporaine préfigure votre engagement au sein du Collectif Musical International de Champigny-sur-Marne. Quelles sont les circonstances de la création de cet organisme de diffusion ?

 Le Collectif Musical International de Champigny a résolument été a la recherche d’un nouveau public, un public autre, de nouvelles conditions d’exécution. L'ensemble est implanté dans une ville ouvrière communiste, l’une des plus actives envers la création. Notre structure a bénéficié d’une aide et d’encouragements loyaux et constants depuis 34 ans, sous les mandats de Louis Talamoni et Jean-Louis Bargero, successivement maires de cette ville, de façon totalement désintéressée et sans aucune contrepartie d’aucune sorte. La ville de Champigny soutenait, à un moment donné, trois organismes de création représentant musique, danse et théâtre. Je suis persuadé qu’il n’y a aucun hasard en cela mais un loyalisme qui force l’admiration envers cette politique culturelle.

Jamais, la ville ne m’a demandé d’être communiste ou cryptocommuniste ; cela doit être précisé envers les malveillants. Les circonstances de la création de notre ensemble musical sont liées à plusieurs points conjoncturels forts qu’il était difficile d’imiter véritablement.

Deux personnalités étaient l’amorce d’un mouvement et d’une exigence nouvelle : Emmanuel Jacquin, directeur des Fédérations Musicales Populaires, et Jacques Le Trocquer, flûtiste soliste, ardent défenseur de la création ; tous deux fortement engagés politiquement, militants communistes staliniens, fieffés idéalistes, puis démissionnaires au moment des événements de Tchécoslovaquie en 19(...) ! Ils décident de doter la ceinture rouge autour de Paris de directeurs de conservatoires, qui soient des créateurs ou des interprètes concernés, non par la politique mais leur art : Philippe Harry Blachette violoniste, à Romainville, Jean Leber violoniste, à Gennevilliers, le flûtiste et compositeur Renaud François, à Bagneux, la pianiste Jacqueline Méfano, avec la mission de créer de toutes pièces le conservatoire à Ste Geneviève des Bois et j’en omets beaucoup dans l’instant, je le crains, dont Michel Decoust, Martine Joste, Irène Jarsky et Fernand Van Den Bogaert, à Pantin, et moi-même à la direction du conservatoire de Champigny ! Un détail gênant, ce conservatoire est doté déjà un directeur et j’apparais sans fonction précise dans ce vaste programme ! J’assure le directeur en place que je ne ferai aucune pression contre lui et que je suis gêné par cette situation. J’émarge alors à un service municipal tout à fait autre, ce qui ne peut que le rassurer. Mais je préviens la ville que je vais démissionner si la situation perdure, ne voulant léser une ville ouvrière, qui plus est. Le directeur, Monsieur Druet, pris de peur, décide soudain de partir vers le poste alors vacant de directeur à Perpignan. Il fut même dit qu’il était avait emporté avec lui les dossiers de fonctionnement du conservatoire... Nommé rapidement directeur du conservatoire municipal de Champigny avec le compositeur pianiste François Bou (auquel on doit nombre d’opéras pour enfants très réussis, principalement Alice au pays des Merveilles) comme directeur adjoint, grâce au maire adjoint à la culture : Denise Foucard, nous réalisons une unité nécessaire au Collectif Musical, conjonction surprenante : l’équipe culturelle alors à Champigny était composée de Jean Marie Binoche, mime et acteur, père de la future Juliette Binoche si célèbre dans le milieu du cinéma, Yves Pinguilly, écrivain poète dans la mouvance d’Yves Bonnefoy, le sculpteur céramiste Claude Poli si proche de moi dans son militantisme (il est mort un 24 décembre, à l’heure du dîner, devant sa femme et ses enfants, avant d’ouvrir les cadeaux, d’une congestion pulmonaire), Jean Pierre Brizemur, peintre et futur caricaturiste cinglant au journal l’Humanité, Christian Loret, alors animateur culturel à la ville de Champigny, assumant des fonctions de plus en plus responsables, encore aujourd’hui, au sein de l’ensemble 2e2m, sans oublier Jacques Guedj, mime acteur, devenu depuis lors metteur en scène, ainsi qu’une chorégraphe connue internationalement alors [...]. Toutes ces personnalités étaient enthousiastes comme moi-même pour travailler dans le même creuset. La ville m’avait proposé, afin que je ne démissionne pas, de faire des animations comme je l’entendais, confiance qui m’a beaucoup touché, vous pouvez l’imaginer ! Je décidai de réaliser un ensemble instrumental destiné prioritairement aux campinois et dévoué aux compositeurs, ce qui m’exaltait, ainsi que de produire un travail interdisciplinaire dans la communion des talents présents. Ainsi a débuté la période folle et si féconde du Collectif Musical International de Champigny, qui enthousiasma Luigi Nono. Je me rappelle Jean-Louis Bargero présent aux répétitions, partition à la main, une salle plus que comble pour le concert à Champigny, alors que tous les accès au Centre Olivier Messiaen étaient barrés par des travaux ! Quelque temps auparavant, l’inauguration du Centre Olivier Messiaen avait lieu en présence de Messiaen, dont nous jouions alors les œuvres régulièrement. Il était à mes côtés, les circonstances étaient on ne peut plus délicates : il m’avait confié qu’il n’ouvrirait la bouche s’il y avait quelque allusion politique ! Ainsi le ruisseau est devenu torrent, puis rivière avec le destin que l’on sait. Il est important de rappeler que l’ensemble 2e2m s’est créé alors que le Domaine musical, si important historiquement, fonctionnait encore avec Gilbert Amy comme nouveau directeur. Je ne pressentais pas que c’était bientôt la fin de son histoire. Dès la nouvelle de sa dissolution, plusieurs ensembles se formèrent comme par miracle, tels des champignons en une nuit, dont un groupe de jeunes compositeurs de talent qui proposaient la création de l’Itinéraire, immédiatement subventionnés. Nous constations que nous étions oubliés ou ignorés. Il a fallu ruer dans les brancards pour êtres reconnus, ce qui fut fait avec diligence par Denise Foucard et moi-même. Marcel Landowski, alors directeur de la Musique, nous a acceptés obligeamment il faut le dire. La subvention, modeste alors, accordée sous son mandat, s’est consolidé à l’arrivée de François Mitterand et Jack Lang en une conjonction idéale pour nous et deux atouts de poids : le département présidé par Michel Germa, élu communiste et la ville dont j’ai mentionné la fidélité exemplaire. Nous bénéficions d’emblée d’une conjonction indéracinable : ville-départrement-ministère, que d’autres ensembles eurent bien du mal à vouloir dupliquer.

La fécondité imprévisible de cette expérience a été le résultat d’une synergie conséquente...

 Maire-adjoint de la ville de Champigny-sur-Marne, Denise Foucard a joué un rôle majeur dans l’élaboration du projet. Quel était précisément son degré d’implication ?

 Denise Foucard est la sœur de Georges Séguy, alors Secrétaire Général de la CGT, le syndicat le plus représentatif des travailleurs. Ainsi, quand nous fumes en difficulté devant le syndicat des musiciens en raison d’une programmation trop ambitieuse pour notre petite structure, il n'y eu jamais aucune intervention de qui que ce soit pour nous sortir du pétrin. J’y reviendrai plus tard. Denise a un parcours original, elle est une ancienne résistante devenue secrétaire de Maurice Thorez puis maire adjointe à la culture à Champigny, le maire alors à la fin de son mandat s’appelle Louis Talamoni. Denise immédiatement s’engage généreusement à mes côtés avec passion, comme dans tout ce qu’elle entreprend, pour accélérer l’expansion de notre ensemble. Rapidement elle devient Présidente de l’Ensemble. C’est une personnalité explosive, ardente, avec une aura et une présence tangibles. Je pressens qu’il faut impérativement que l’Ensemble reflète sa personnalité presque davantage que la mienne sous certains angles. Sa relation aux créateurs est transcendante, rayonnante. Messiaen, Boulez, Nono, Ferneyhough, Sinopoli, et beaucoup d’autres, comme le peintre allemand Francis Bott et le peintre italien Cesare Peverelli, la respectent, l’estiment et parfois la consultent lors d’activités communes les concernant. Elle allie à la fois autorité, efficacité et courage, ce dernier point étant précieux car les décideurs, les organisateurs, sont souvent tentés de nous réduire à la portion congrue, ou désavouent l’ampleur de nos projets ; avec Denise nous passons outre et gagnons la plupart du temps, mais hélas pas toujours. C’est un temps d’audace et de vraie réalisation digne d’un ensemble ambitieux comme le nôtre. Denise Foucard m’a suggéré les titres de plusieurs de mes œuvres telle qu’Ondes, Espaces Mouvants ou Traits Suspendus... Précisons qu’il n’y avait pas de copinage avec qui que ce soit, par exemple : la CGT, étant compartimentée en sections indépendantes, Georges Séguy n’est jamais intervenu lorsque nous avons eu maille à partie avec les syndicats des musiciens. Je me répète, c’est un point important.

À un certain moment, notre déficit budgétaire s’est amplifié considérablement. La Direction de la Musique m’a convoqué et Maurice Fleuret, que j’estimais tant, m’a fait une proposition difficile : oublier mes dettes, me séparer de Denise, et en échange : l’opportunité de créer un nouvel ensemble bénéficiant d’une subvention doublée, laissant supposer que Denise Foucard était coupable de quoi que ce soit. J’étais atterré ! J’attendais que l’Etat comble notre déficit. Cette proposition ne me satisfait pas et me choque. Je la refuse donc et réponds que je préfère travailler comme gratte-papier des années s’il le faut pour rembourser mes musiciens jusqu’au dernier sou. Je décide, avec l’aide de mon ami Bernard Templier, alors Directeur à la SNECMA, homme sage au cerveau d’acier et parfait gestionnaire, de faire un plan de redressement de notre déficit puisque nous sommes mis en liquidation judiciaire ! Je soumets ma proposition à Denise et lui demande de me faire confiance, en lui expliquant qu’une fois le déficit résorbé, elle reprendrait sa vraie place, totalement méritée, avec pour seule recommandation de rester discrète jusque-là. Christian Loret, alors régisseur de 2e2m est coincé entre prendre parti pour Denise et notre travail, ensemble, à 2e2m. Situation impossible. Il est tétanisé. Je sais qu’il faut continuer à fonctionner coûte que coûte malgré le handicap si grave de ne plus avoir Denise à mes côtés ! Mais elle est trop ulcérée et blessée à juste titre, craque, et n’a pas la force de me faire confiance alors. Nous sommes loin de la sérénité ! Dans la tristesse de cette situation, je deviens un temps gestionnaire, régisseur, conduisant moi-même une camionnette pour transporter les décors de l’Histoire du soldat jusqu’à Uzès ou organiser et diriger le Kammerkonzert de Berg à Besançon... Ces anciennes périodes sont un moment en soi qui m’accable encore dans l’expression du cours de ma vie de créateur ; je n’ai su éviter les tragédies du temps et ces antinomies immanentes à mon activité.

 1971 marque la naissance du Collectif Musical International de Champigny-sur-Marne. Quelles sont les principales lignes directrices du Collectif ?

 L’objectif initial a été pour moi presque trop précis. Mettre en lumière les lignes de forces de notre travail. D’évidence, sortir du consensus ronronnant et rétablir des perspectives oubliées, voir écartées des institutions importantes. Comme tout organisme qui se respecte, nous étions prêts à soulever des montagnes, et avons œuvré pour avoir des interprétations dignes de ce nom. Des choix parfois difficiles : donner une place à nombre de pays laissés pour compte (Chine, Corée, Erevan, Israël, Ukraine, Maghreb, Roumanie, etc.) ouvrir les fenêtre et créer un appel d’air dans la création, avec mes points de vue personnels ;tout cela en direction de publics originaux tout en étant digne des publics les plus avertis sur lesquels j’appuyais mon action. Apporter la parole où elle ne parvient pas était une nécessité ainsi que le refus de la démagogie ; à mes yeux, cela devait nécessairement s’exprimer dans la pluralité. Les bonnes intentions c’est bien, mais il est urgent de les concrétiser dans l’action. L’âme est trouble et paradoxale devant l’ampleur du projet. Fascinés par l’infini comment ne pas trouver les délires ? (Éclat de rire). J’avais la sensation d’être invincible avec Jean Barraqué, Franco Donatoni et tant d’autres à mes côtés...

 Le terme collectif est à lui seul explicite et s’inscrit en réaction contre l’individualisme ou l’impérialisme des concerts du Domaine musical et de son fondateur Pierre Boulez. Quel sens donnez-vous à ce terme ?

 Le terme collectif exprime bien la pluralité, s’exposer à plusieurs langages. Le Domaine musical n’était pas visé dans notre investigation et encore moins dans notre protestation. C’était encore un phare, le seul alors et le poumon qui permettait à la France d’avoir une programmation honorable. J’étais infiniment reconnaissant à Pierre Boulez de nous avoir sauvé du marasme. Pensez-donc, Varèse, l’école de Vienne, Messiaen et l’école sérielle, c’était fondamental. Nous n’avions pas le désir de nous substituer au Domaine musical, ni la prétention, la vocation, de nous poser en boy-scouts justiciers ou moralistes de quoi que ce soit, encore moins exiger tout de Boulez, qui en faisait bien assez, croyez-moi, avec l’aide infatigable de la chère Suzanne Tézenas... Edith Walter, directrice de la revue Harmonie, voulant relancer une polémique envers Pierre Boulez, souhaita réunir les directeurs des divers ensembles existants, « face » à l’Ensemble Intercontemporain et sa fameuse subvention !. Je fus surpris des récriminations et de la vallée de larmes de mes confrères lors de la publication. J’étais le seul à me réjouir de la diversité et trouvais la concurrence plutôt excitante, affirmant que même si nous n’avions en rien la surface de cet ensemble, nous avions une mission différente, complémentaire, bien que marginale. Certes j’ai fait un jour une boutade en affirmant que nous cherchions pour notre part la multiplicité des langages en regard à Penser la musique aujourd’hui ; ce titre pouvait, pour quelque critique mal intentionné, paraître univoque et impérialiste. Ce petit livre est admirable. Je créais l’Ensemble 2e2m au sigle signifiant : études, expressions des modes musicaux. D’évidence, je voulais mettre en avant la pluralité, l’ouverture, et le danger... Avec le temps, ce sigle a adouci ses sens. Il est devenu : expression(s) musique(s)... Il n’y avait aucun élément d’irréalité dans notre démarche. Le cortège de nos utopies était plutôt serein et ne relevait en rien du goût du paradoxe et de la rébellion, pelouse où l’on voulait nous voir paître. Notre ivresse, nos enchantements ne s’apparentaient pas à quelque morale que ce soit...

Comment définissez-vous l’action du Collectif Musical International par rapport au Domaine musical dont la position ?

 Il est évidemment souhaitable que des organismes différents coexistent. Quand apparut l’Ensemble Intercontemporain et que Pierre Boulez obtint que ce soit un organisme officiel et reconnu c’était justice. Nous étions déjà en pleine activité avant la disparition du Domaine musical, sans avoir su la pressentir. Ce n’était pas Boulez que nous aurions pu craindre mais ses thuriféraires, attachés de presse et autres, à juste titre, car ces braves gens sont légèrement zélés à minorer ce qui se passe ailleurs... À nos programmes, les compositeurs joués au Domaine musical étaient largement représentés. Malheureusement il reste toujours tellement à faire et il y a tant de compositeurs scandaleusement délaissés et parfois véritablement maudits, même en France !

Quelle est la finalité esthétique du Collectif ?

 Assumer la « fonction de matrice de création » véritable, au service des compositeurs. Être à l’éveil de l’essentiel et pressentir les personnalités primordiales. Participer à la dignité de la fonction de créateur, d’interprète, en faire une famille soudée. Je n’ai pas gagné sur un point que j’avais très à cœur : un compositeur, indépendamment des commandes et des droits d’auteurs, devrait être rémunéré au service, comme les interprètes, lors des répétitions de sa musique puisque sa présence est souhaitable dans la plupart des cas ! Cela n’a jamais concerné personne à part moi seul ! Combat toujours perdu et à l’argumentation paraissant imbécile pour tout le monde sans exception ! Alors...

Le Collectif développe une activité permanente dans le domaine des animations et notamment animations scolaire. L’auditeur du concert de musique contemporaine doit-il être nécessairement éduqué ? Une œuvre dont on découvre les parcours n’est-elle pas une œuvre dépourvue de mystère ?

 2e2m a eu une activité importante d’animations scolaires, et parfois d’animations sous des formes différentes envers des publics très divers. Nous avons toujours souhaité que le travail de prospection soit établi sur un rythme continu et que ce travail soit relayé, étayé par des explications si cela était nécessaire... La participation à un festival ou pour un concert événementiel c’est important, cela peut être gratifiant ou prestigieux, mais ce n’est que la partie visible de la pulsation, du moteur qui nous anime ; c’est insuffisant si ce n’est que cela...

L’activité, pour être marquante et profonde, se doit de s’affiner, se réfléchir, s’aiguiser dans des tâches parfois souterraines, silencieuses pour le public, utiles comme l’entraînement pour un sportif. Je ne crois pas qu’il soit vain ou inutile de donner des pistes, des approches, une analyse à un public pour une oeuvre difficile d’accès. Une analyse (qui n’est pas forcément une dissection et la connaissance d’un langage) de certaines formes, de modalités d’écritures historiques est toujours éclairante. Qui le souhaite peut s’enclore dans le frisson de l’ignorance. L’intelligence, la lumière ne devraient opacifier notre perception. Dévoiler n’est pas ôter tout mystère ni entamer la perfection de l’œuvre. La grandeur de celle-ci, sa part d’irréductible, au-delà de notre ratio d’analyste, reste entière et inviolable dès lors que l’œuvre est forte ! Ressentir la relation interne au futur dans certaines œuvres nous envahit irrépressiblement.

Quelles sont vos méthodes concernant la pédagogie musicale ?

 Nos méthodes comme vous les nommez se voulaient d’être compréhensibles, d’utiliser des concepts dont le contenu est adapté à la culture à la fois d’un public lambda, aux interprètes, et à l’auteur présent ou non. L’inachevé dans cette démarche n’est pas une blessure, ce qui importe c’est de restituer ne serait-ce que quelques miettes de vérités, faire tressaillir l’esprit à l’éclosion du signe péremptoire ou vague... Les fleurs du désespoir ne peuvent être dites assurément. Il faudrait toujours préserver la fragilité de l’ambiguïté rêveuse, de toute prolifération intempestive du songe...

Sur quels principes se déroule l’animation en amont de chaque concert ?

 En amont du concert, nous avons utilisé plusieurs formules bien différentes, jamais figées. Débat avec les compositeurs, si les questions et les réponses sont d’un certain niveau, en excluant si possible les questions bateau. Le compositeur est rarement un chaman, tout au plus un imparfait analyste ou un poète. Le public doit rester libre de poser les questions qu’il souhaite mais un meneur de jeu qualifié peut être utile ; comment être à l’abri de questions lointaines, incongrues, du public comme du créateur... Il y eu des animations avec les interprètes qui expliquaient la nouveauté de certains modes de jeu... Quelquefois il a été souhaitable de donner des exemples musicaux, utiliser des diapos, un tableau, etc. La conscience individuelle est très sollicitée si on aborde des sujets vastes comme des déserts (qu’est ce que l’art engagé ?). Un sujet cadré comme « John Cage et les champignons » est plus que zen, c’est un fait!

Pouvez-vous évoquer la programmation d’un concert ?

 La programmation d’un concert procède également d’une méthodologie jamais figée. La lucidité et l’introspection nous enseignent beaucoup, que l’on lise une partition ou que l’on regarde le bleu du ciel. Comment expliquer les paradoxes que nous enseignent les oeuvres? Et notre soif furieuse de connaissance a-t-elle besoin du fil d’Ariane pour ne pas se perdre dans l’arbitraire et le néant ? Pour éviter d’être iconoclaste, ou hermétique, surtout s'il n’y a pas lieu dans l’œuvre de se focaliser sur certaines paranoïas de quelques graphomanes invétérés. J’ai assurément voulu favoriser en premier lieu les œuvres très pensées et écrites, ou faisant référence à une véritable recherche, ce qui est compatible avec l’expressivité. Une musique prospective me concerne souvent également. Je n’aime pas trop les écritures convenues de routine, que j’écarte aussi sévèrement que celles qui sont indigentes, où celles qui présentent une certaine inflation des signes, des symboles, reléguant l’expression aux pertes et profits pour s’envertiger dans les fioritures tentantes des graphismes en soi !... Une programmation gagne toujours à donner des balises, des points d’ancrage, des références historiques, tout en faisant une part à la recherche du temps, et à la beauté d’un langage audacieux et neuf. L’utilisation d’une thématique pour ordonner des œuvres d’un programme peut être bienvenu à condition de n’en pas faire un système de complaisance fourre-tout !!! Certains sont passés maîtres dans l’art de mettre tout dans tout, ficeler leurs galimatias avec des correspondances virtuelles, arbitraires. De même, par souci d’économies (c’est une des données essentielles aujourd’hui), j’insiste sur ce point, partir d’une nomenclature pour choisir les œuvres n’est pas chose aisée car souvent les créateurs sont rebelles à ce genre de contrainte. La standardisation n’est jamais présente chez Webern, Stravinsky, Messiaen, Boulez, je pourrais citer presque tous les compositeurs importants. Les œuvres vivent des rêves, fantasmes, tragédies, qui leur ont donné naissance et je suis persuadé qu’elles gardent leur charge explosive, quand bien même inscrites dans les stratifications de l’histoire. Pour conclure ce sujet, à propos de formations standardisées, il y a eu des cas d’adaptation qui étaient surprenants et j’ajouterai méritoires. Certains compositeurs, pour être joués, entreraient dans un trou à rats et commettent des « opéras » pour trois musiciens et demi, où il faut être à la fois chanteurs, comédiens, acrobates... tout excepté bons musiciens...

Existe-t-il un plan de référence ?

Oui, probablement depuis la nuit des temps, la poésie ! Et encore plus, tout simplement ma musique pour elle-même !

Comment effectuez-vous le choix des œuvres qui seront jouées en création mondiale ou en première audition ?

 Le choix se fait sur la notion de création et comme il existe bien peu de créateurs authentiques, c’est plutôt simple... Certaines fois j’ai opté pour une exposition d’œuvres importantes pour des raisons diverses, comme si c’était la Documenta de Kassel. Je serais scandalisé que dans une exposition, les tableaux soient joliment accordés d’après la tonalité, le sujet ou trivialement le format, plutôt que par leurs vertus personnelles ! Il ne faut tout de même pas abuser, s’abuser, abuser le public si la thématique n’est pas intelligente et évidente ! Le public doit faire aussi son chemin, il n’y a pas à tout mâchonner, à expliciter chaque geste, chaque œuvre comme si c’était un péché ! Le fait d’ordonner, sélectionner, lisser, éviter toute aspérité, dans un grand confort, me paraît une notion un peu frileuse, que d’aucuns taxeraient d’habitude petite-bourgeoise, je m’en garderai bien. Se justifier à chaque tremblement de hauteur est inconvenant. Si un fil conducteur, fil d’Ariane, s’impose d’évidence, il n’y a aucune raison de refuser un « ordre ». Je maintiens qu’il est bon parfois de déstabiliser le public pour le faire penser davantage... On présente des graines pour un futur hypothétique, et des images féeriques pour oublier la nostalgie, notre finitude ici-bas !

Le lieu du concert influe-t-il sur le choix du programme? Quelles sont les œuvres susceptibles d’être exécutées dans une usine ?

 Le lieu, l’espace devraient évidemment influer sur le choix du programme, en toute franchise la plupart du temps nous n’avons pas même la possibilité de nous poser cette question... Il m’est arrivé d’écrire pour un espace donné et y trouver le lieu idéal pour diffuser une pièce, c’est vrai aussi. Dans une usine, il y a le même genre de problèmes qui se pose d’emblée. L'écho, la projection du son interdisent de programmer n’importe quelle oeuvre. Une acoustique, cela se maîtrise et suscite l’œuvre. Nous ne pouvons programmer une pièce très subtile et en demi-teintes si l’acoustique ne donne pas une bonne restitution de la définition du son. Je me rappelle d’un concert que nous avions donné au centre Culturel Français de Berlin-Est alors; la salle était cotonneuse et sèche à la fois. Notre électroacousticien Eric Daubresse (embauché par la suite à l’Ircam) a dissimulé des HP couchés derrière les musiciens. Ce stratagème redonnait du corps et mouillait le son. Il peut être instructif de se remémorer les chromatismes de Willaert à Saint-Marc à Venise qui viraient à la confusion. Les coupoles provoquaient un son tournant, voir tournoyant; alors qu'ensuite l’efficacité des doubles chœurs d’Andréa et Giovanni Gabrieli était en concordance totale avec les phénomènes réverbérants. Alors les coupoles pensent et apportent le vrai visage du sonore...

Quel est votre meilleur souvenir ? 

Les concerts en présence de compositeurs tels que Messiaen, Donatoni, Bério, Kagel, Boulez, Luis de Pablo.

 Et le pire ?

 À la Fenice à Venise, lors d’un concert monographique Jean Barraqué, une chanteuse internationale était tétanisée avant d’entrer sur scène. Je la rassurai et demandai de lui faire apporter un thé, alors que le public commençait à s’énerver. Le café-restaurant était tout à fait à l’extrémité opposée. Le thé arrive, brûlant, après une attente méridionale interminable ! Le public s’impatiente. Au moment venu de jouer, la diva qui m’avait été imposée en raison de sa célébrité ralentit, ralentit inexorablement, plombée par le trac ! Les musiciens jouaient impeccablement et m’interrogeaient du regard, notre seul recours... La colère intérieure me gagnait irrépressiblement et il fallait préserver l’œuvre se jouant, intervenir dans l’urgence...

L’ensemble 2e2m est aujourd’hui la plus ancienne formation française dévolue à la musique contemporaine. Comment expliquez-vous cette extrême longévité ?

 Cette longévité est due à plusieurs points. La rencontre semblait idéale entre le département du Val-de-Marne, la ville de Champigny et le ministère. J’étais conscient de cette symbiose profonde et dynamisante. En second, je mentionnerai tout de même ma politique musicale ouverte, sans concession ni démagogie ; c’est très important de le préciser car une ville est consciente des enjeux d’une démarche artistique...

Il reste à reconnaître, que mes ambitions pour l’ensemble ont toujours été grandes mais presque réalistes. Une dernière remarque aussi, j’étais conscient qu’il fallait doser, tel un chimiste, l’équilibre entre interprètes chevronnés et jeunes musiciens cooptés. À la direction, je me suis entouré au cours du temps de personnalités musicales qui insufflaient leur personnalité, apportant un sang neuf ; ils s’exprimaient en quelque sorte dans une part de la programmation. Se succédèrent, à mes côtés, Ahmed Essyad, Costin Miereanu, Marc Monnet, Renaud François, Pierre-Yves Artaud, et enfin aujourd’hui Pierre Roullier et Bernard Cavanna. Les administrateurs ont participé activement à notre travail artistique, et je citerai principalement Denise Foucard, Dominique Pannier et Michelle Rollot, et, en sous-main, j’avais des conseillers avisés comme Harry Hallbreich , dont il fallait tout de même filtrer les propositions, et mes élèves, les générations en gestation... 

 Malgré tout en septembre 2004, vous annoncez : « Tout organisme de création, avec l’usure de l’habitude, se dégrade par la force des choses et ne peut être sauvé que par l’auto-réajustement attentif à la clameur du temps et par des échanges qui vivifient la remise en question générale ». Le changement de direction qui s’amorce était-il une manière de contrecarrer l’usure du temps ?

 Tout à fait. En tant que compositeur et responsable d’un ensemble je considère que je ne suis pas un notaire, et que l’affaire ne se passe pas de père en fils... Notre vocation doit appeler la concurrence et la contestation. Les personnalités de Bernard Cavanna et de Pierre Roullier, qui reprennent le flambeau, doivent êtres libres d’un héritage ou d’une manière de penser qui ne serait pas la leur. Ils expriment leur vérité, leurs convictions, et c’est ce que je revendique hautement. Il y a toujours à inventer et éparpiller ses démons ! Nous ne sommes plus dans la folie du temps dilaté, dilapidé, préalable. Le sourire reste énigme dans un budget beaucoup plus serré et la conviction de faire bien mieux se greffe sur le présent. Que souhaiter de plus ?

Ressentiez-vous une certaine lassitude ?

 Pourquoi ? J’ai autant de projets et j’aime ce que je fais. Ma lassitude a toujours été de voir en certains confrères des personnalités qui s’imaginaient toujours rivales. En quelques éditeurs ou responsables de maisons de disques, si peu de conviction, comme s’ils souhaitent donner la sensation qu’ils vendraient, avec le même état d’âme, des sardines ou des portes clés ; (ce qui n’est en rien infamant pour ces métiers)! Heureusement ceux que je cite sont une minorité, mais agissante... on ne peut tout avoir. Voilà des instants de perdition absents de toute poésie. Sublime Daumier... Je ressens la nécessité de faire un petit détour vers l’édition. Nous avons créé, Gad Barnéa, Georges Kan, Jean Claude Croux et moi-même, les Editions Musicales Européennes. Seuls, Georges et Jean-Claude soutiennent cet édifice au courage exemplaire parce qu’unique à présent, face à tant d’éditions vendues à BMG, etc. Trusts peu liés à la musique, il faut le reconnaître, cela en une période de mutation radicale dont les conséquences sont très prévisibles...

Quels sont vos liens aujourd’hui avec l’Ensemble ?

 L’ensemble 2e2m est composé d’interprètes que j’affectionne et admire. Le métier est difficile. Pierre Roullier est un excellent musicien à l’oreille infaillible et un chef de grand talent, qui a toute ma confiance. Bernard Cavanna, c’est un ami depuis toujours, un compositeur dont je suis la trajectoire avec passion. Vous voyez que les liens sont toujours aussi forts. Certes je ne dirige plus. Est-ce grave ? Je n’ai jamais voulu prétendre à une carrière de chef ; j’avais assumé ce poste, à vrai dire, pour mieux défendre ma musique qui en avait vraiment besoin.

Et des projets de création ?

 Oui, un opéra ! Représenter l’ensemble 2e2m m’a quelque peu isolé par rapport aux autres ensembles... Aucun des ensembles français ne me joue, estimant, sans doute que j’ai mon magasin chez moi ! Je ne suis pas gagné par la rancœur. La jalousie me flatte ou m’amuse. Par contre je pourrais être traumatisé pour mon opéra, n’ayant pas de commande. J’en souffre beaucoup, et cela me bloque parfois dans mon travail. Par contre, l’aspect humiliant m’indiffère. Je veux bien croire que mon activité ait suscité quelques questionnements et que certains, sans raison vérifiable, aient ressenti ma programmation comme si j’étais un horrible et orgueilleux redresseur de torts, un moraliste impénitent…Et puis certains publics aiment bien le changement et l’infidélité, voir de nouvelles têtes à l’horizon et nous décharger du poids de notre individualité, observer si nous sommes aptes encore à appareiller vers un ailleurs invérifiable.

 Menant une double carrière de chef d’orchestre et de compositeur, vous obtenez en 1975 le Prix Arthur Honegger. En quoi votre œuvre se situe dans la ligne de l’idéal illustré par Arthur Honegger ?

 Ce n’est pas à moi qu’il faut poser la question mais au jury qui m’a décerné ce prix.

Le piano occupe une place importante dans votre écriture. Pour quelles raisons ?

 Le piano est instrument polyphonique. Il est signifiant pour nombre de compositeurs. Actuellement il pose problème en raison de son accord fixe en demi-tons, si l’on excepte les recherches en 1/4 et 16es de tons de Juan Carrillo. Les synthétiseurs sont beaucoup plus souples quant à diviser le continuum sonore mais peut-on aujourd’hui, remplacer la sonorité et les modes de jeu d’un piano ?

Le piano reste aussi un objet où se rencontrent la tendresse et le drame, la passion et l’effondrement ? Un miroir où s’affrontent Eros et Thanatos ?

 Tout artiste digne de ce nom saura élever la lyre en ce miroir que vous évoquez... J’aimerais faire référence à Der Traurige Mönsch (Le Moine Triste) de Franz Liszt et Nikolaus Lenau ainsi qu’à un poème de Rainer Maria Rilke que j’affectionne particulièrement dans les Sonnets à Orphée (1922) :

Seul qui éleva la lyre

Jusque parmi les ombres

Peut pressentir et proclamer la louange infinie…

Seul qui avec les morts

A mangé le pavot, leur pavot…

Veuillez pardonner la traduction approximative et de ne restituer de mémoire que quelques phrases, dans l’instant…Je m’en souviens car je l’avais mis en musique, bien sûr en allemand, dans mon jeune temps.

 Instrument de l’illumination, le miroir est le symbole de la sagesse et de la connaissance. Se définir soi-même par l’intermédiaire d’un autre, n’est-ce pas une part capitale de l’enseignement ?

 L’enseignement permet de mettre en forme et d’expliquer. La classe de composition, à mon sens, est en fait une classe d’analyse, inscrite dans une confrontation directe à l’histoire que nous appréhendons sur à peine quelques siècles. Feu, terre, air, eau s’inscrivent dans un cycle cosmique d’une chaîne sans fin. Notre méditation sur le devenir de l’œuvre nous fait entrevoir qu’il y a des relations passé présent futur, des rythmes d’alternances plus ou moins par à-coups ! Certains maîtres imaginent leur immortalité consacrée et l’impossibilité de quelque descendance quelle qu’elle soit. L’historien qui se penche par exemple sur un Jean-Sébastien Bach est surpris d’évidence que lui succèdent les continents Haydn, Mozart, Beethoven, et ainsi de suite…Pourtant dans l’aujourd’hui foisonnant quelles œuvres sont amenées à s’imposer ou s’effacer dans l’humus de la postérité humaine ? La pensée d’Héraclite nous enseigne que l’on ne doit jamais s’arrêter sur l’aspect isolé de quelque phénomène que ce soit. La nature doit être dépassement immanent à la totalité; -totalité que nous ne pouvons appréhender sans recours à la métaphysique…La création est chemin isolé, individuel ; on peut enseigner les techniques. Nous savons que parfois la religion, la magie, sont à la source de l’art et des techniques ; aussi faut-il ontologiquement se garder d’y apporter une rhétorique particulière. Nous sommes emportés irrémédiablement dans un Niagara du temps historique aussi fictif qu’il puisse paraître…

De 1989 à 1995, vous êtes professeur de composition et d’orchestration au CNSM de Paris. L’enseignement répond-il à une de vos aspirations ? Le désir de transmettre est-il lié au doute et à l’insatisfaction ?

 Les élèves sont passionnants, surtout s’ils sont remarquables ! J’en évoque quelques-uns : Thierry Blondeau est une personnalité subtile et un artisan orfèvre, Antonio Pileggi un visionnaire animé par la turbulence du temps, Misato Mochizuki une nature poétique solaire, Iasen Voldenicharov un miniaturiste du rêve si harmonieux, Bruno Mantovani celui qui est apte à jouer avec des instruments guerriers berlioziens avec tant de facilité ; beaucoup d’autres se sont dévoués à l’enseignement et des disciplines proches. Enseigner a ses limites. Il est important d’éveiller des personnalités impérieuses à elles-mêmes principalement. Je pense avoir apporté un peu de réflexion sur la relativité des langages et encouragé la recherche de soi en chacun, faire prendre conscience aux « explorateurs orphées » que nous sommes de l’immanence et de la permanence d’une transmission expressive. Il y a un flux et un reflux entre l’âme et le néant, et toute rupture s’inscrit obligatoirement comme fragment d’une totalité.

Une maison de disque trop zélée vendait « l’intégrale » de l’œuvre de Jean Barraqué, pourtant « œuvre inachevée » et en constant devenir en son essence, ce m’a fait rire amèrement ! L’inconscient, que nous invoquons tellement, dès lors qu’il s’inscrit et s’affiche comme un langage devient « récepteur téléphonique » nous enseigne Freud !

 Quel est selon vous le rôle du pédagogue ?

 Le rôle du pédagogue est de donner sans compter ! C’est usant à la longue et il est désagréable de faire réaliser ses fantasmes par d’autres. Rien n’est dogme, et certains prennent toute affirmation comme un absolu. Cependant, il est du devoir du créateur de faire partager son inquiétude originelle aux autres, et d’expliciter les solutions techniques qu’il apporte à la problématique de sa création.

La pédagogie n’est-elle pas la communication, par la discipline, d’un savoir ?

 D’où la nécessité de l’analyse et de la confrontation incessante.

 Etes-vous d’accord avec cette affirmation de Pierre Boulez : « Le meilleur élève sera donc pour moi le mauvais élève, celui qui se méfie [1]» ?

 Si je comprends bien : le bon élève est épigone, simiesque caricature du maître. Celui qui se méfie, je n’aime pas trop le mot, serait celui qui relativise toute affirmation pour accéder à une pensée ouverte, un procès qui ne saurait s’incarner comme une éthique sclérosée ou un académisme figé, mais capable de prévoir la pensée en marche.

 En somme, le génie est une longue patience ?

 Edgar Varèse disait qu’il laissait le vocable de « génie » à ceux qui sont bien vraiment morts !

Est-ce dire alors qu’il y a sacrifice voire abandon de soi ?

N’exagérons pas. Perpétuer un artisanat même furieux, n’est tout de même pas un sacerdoce ou sacrificiel. Comme il est dit dans le Deutéronome, il y a un temps pour la guerre et un temps pour la paix, un temps pour l’amour et un temps pour le reste…

L’objectif n’est-il pas d’atteindre la plus grande sobriété, se défaire peu à peu de l’inutile ?

C’est une grande question. En effet, si vous supprimez les ornements chez Liszt, on accède dans les dernières oeuvres religieuses à l’écriture du plus fameux élève de Brahms, Dvorak ! Wagner trouvait ces dernières pages de Liszt mortellement ennuyeuses…

Encore faudrait-il donner une définition de l’inutile. D’aucuns affirment que toute l’œuvre de certains est totalement inutile ! Serait-ce infliger un angle de vue ou une vérité première ? Selon quels critères et quelles personnalités ?

 En manière de conclusion, Paul Méfano je vous laisse entière liberté…

 Existe-t-il des conclusions, certains en font un art, d’autres en ont une phobie. En guise de doxologie, j’aimerais broder à l’infini les caractères célestes et mystiques de toute création. La beauté me fait encore pleurer…

[1] Pierre Boulez, Points de repères, Paris, Seuil, 1981, p. 124.

Paul Méfano Paraboles © Paul Méfano

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